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• Titre original : 인간모독소 (qui peut se traduire littéralement par : « lieu où l’on profane l’humanité »)
• Autrice : Kim Yu-kyeong
• Genre : drame
• Parution : 2016 (Corée du Sud)
• Version française : Editions Picquier, 2019
• Traducteurs : Lim Yeong-hee et Stéphanie Follebouckt
• Nombre de pages : 471
• Premières pages disponibles sur Babelio et Google Books
L’exploration de la Corée du Nord continue, avec ce roman de Kim Yu-kyeong, une autrice nord-coréenne passée au sud dans les années 2000. De fait, elle écrit sous pseudonyme pour ne pas compromettre sa famille restée au nord. En effet, selon le principe de « culpabilité par association » du régime nord-coréen, trois générations de membres de la famille liés au membre accusé peuvent être punis et envoyés dans des camps de prisonniers politiques. Et c’est d’ailleurs le point de départ du roman dont nous allons parler.
Cet article, assez long, aborde différents points : comme toujours, j’ai débordé vers des sujets connexes pour fournir du contexte et des précisions sur le thème du roman. C’est un peu lourd, un peu dur, souvent cruel, et malheureux. Je ne rentre pas toujours dans les détails, mais tous les liens contenus dans le texte vous permettront de creuser.
Nous allons donc parler du Camp de l’humiliation, mais aussi des camps de prisonniers en Corée du Nord, des témoignages de transfuges qui nous sont parvenus, et de la bibliographie de Kim Yu-kyeong. Une petite table des matières pour s’y retrouver :
- De quoi ça cause ?
- Les camps de Corée du Nord : kwanliso (관리소) et wan-jeon-tong-je-kyuk (완전통제구역)
- Les témoignages
- Est-ce que tu recommandes de lire Le Camp de l’humiliation ?
- Kim Yu-kyeong et ses livres
De quoi ça cause ?
L’histoire commence par une nuit sombre, une nuit lugubre même, comme est titré le premier chapitre. Wonho et sa famille sont à l’arrière d’un camion, en train d’effectuer le peu réjouissant trajet Pyongyang-le bout du monde. Pour quel motif ? Mystère.
La veille encore, il était un journaliste respecté d’un grand quotidien, et sa femme, Ri Su-ryeon, une joueuse de gayakeum (un instrument de musique traditionnel à cordes) de l’orchestre symphonique de Pyongyang. Mais en rentrant du travail, Wonho a trouvé son appartement sens dessus-dessous, sa femme, recroquevillée et en pleurs, et deux hommes menaçants leur ordonnant de faire leurs valises en emportant le minimum. A elle, il a été donné la possibilité de divorcer si elle voulait éviter la déportation, car la faute venait apparemment de sa famille à lui. Mais la jeune femme a préféré suivre son mari, coûte que coûte.
Le couple, rejoint entre-temps par la mère âgée de Wonho, arrive dans un camp. Sinistre, effrayant. Ils sont réceptionnés par l’un des chefs du camp, le bowiwon Min-kyu (un bowiwon appartient au Bowiwu, organisme nord-coréen qui correspond aux services de renseignement), qui, à sa grande surprise, reconnaît Ri Su-ryeon. Issu du même village que la musicienne, et grand admirateur de son talent, il en était un amoureux secret. La revoir là, dans ce camp au milieu d’une vallée mortelle, lui met un énorme coup. « Qu’est-ce que je vais faire ? », se demande-t-il. Car en lui vient de se réveiller un dilemme :
« A ses yeux, les prisonniers politiques ne valent rien, ils ne sont que de sales bêtes qui méritent la mort. Il les méprise et pense que les persécuter est un acte tout à fait légitime. Mais voilà, Su-ryeon est devenue une prisonnière politique. Il est contraint de la traiter non comme un être humain mais comme une bête et une ennemie de classe. Et il s’en sent incapable. »
En suivant l’installation de la famille de Wonho dans ce camp, nous découvrons avec eux ces nouvelles règles de vie qui régissent ce monde dans le monde. Dans ce camp de prisonniers politiques, les détenus ont le droit de vivre en famille – dans une cabane délabrée, certes. Mais ils ne travaillent pas au même endroit, n’ont pas le droit de parler avec les autres détenus, et encore moins de sympathiser avec eux. Les équipes et les coéquipiers de travail changent en permanence pour éviter le moindre rapprochement. Interdiction de pratiquer une quelconque religion. Obligation d’assister aux exécutions publiques (et reconnaître sa voisine, son ancien coéquipier, ou juste l’un de ces squelettes vivants qui peuplent le camp avec lequel on avait échangé un regard). Soumission totale aux bowiwon, aux gardes, aux chefs d’équipe (qui sont, eux aussi, prisonniers, mais bénéficient d’un traitement légèrement moins rude et s’avèrent être sans pitié envers ceux qu’ils dirigent). Il faut travailler, travailler sans relâche, et survivre avec de maigres portions de nourriture. Les prisonniers sont isolés, affamés, exploités, usés.
Venus de la ville, où ils pratiquaient des métiers intellectuels ou artistiques, il est évident que nos trois prisonniers n’auraient pas survécu longtemps si, en face, Min-kyu, poussé par son amour toujours vivace pour Ri Su-ryeon, n’avait aidé la jeune femme. Mais son aide n’est pas désintéressée, et Ri Su-ryeon finira par succomber en secret aux avances du garde pour tenter de maintenir sa famille en vie. Et effectivement, Wonho et sa mère se réjouissent de leur situation qui s’améliore légèrement, d’avoir un peu de viande, ou quelques rations de riz supplémentaires. Ils ne se demandent pas d’où cela peut venir, ni pourquoi Ri Su-ryeon est traitée avec plus d’indulgence. Une routine se met en place dans ce qui est devenu leur monde, ils survivent, s’habituent, s’ajustent, s’arrangent, dans cet univers où l’arbitraire règne en maître.
Mais voilà, Ri Su-ryeon tombe enceinte. Elle est sûre que l’enfant est de son mari, mais Min-kyu, le bowiwon, est troublé. De plus, un enfant va rendre la vie de Su-ryeon encore plus compliquée. De son côté, Wonho va vite découvrir le pot-aux-roses, et malgré les allégations de sa femme, ivre de jalousie et de dépit, il rejettera cet enfant en bloc, persuadé qu’il s’agit de celui du garde. Au milieu, la vieille femme, qui n’est au courant de rien, tente de préserver en vain le peu de vie de famille et d’entraide qui existait entre eux. Le couple se délite, et la situation s’enfonce un peu plus dans l’horreur. Avec la morgue de ceux qui n’ont plus rien à perdre, Wonho défie le bowiwon. Le verdict sera rapide : il sera envoyé dans la vallée des spectres, un camp parallèle, encore plus isolé et contrôlé, « un lieu où l’on est voué à mourir, et ce de la manière la plus pénible »…
Les camps de Corée du Nord : kwanliso (관리소) et wan-jeon-tong-je-kyuk (완전통제구역)
En Corée du Nord, il existe différents types de structures carcérales. Nous nous arrêterons au kwanliso (ou kwalliso), les camps de travaux forcés pour détenus politiques, où prend place le roman. Ces camps ne sont pas soumis au système judiciaire nord-coréen (bien qu’ils doivent évidemment respecter le Juche, l’idéologie du régime), et les condamnées y sont envoyés sans jugement, parfois accompagnés des membres de leur famille sur trois générations (la fameuse culpabilité par association). Les durées d’emprisonnement sont variables, et peuvent aller jusqu’à la perpétuité. Les travaux vont de la coupe d’arbres, comme pour Wonho dans Le Camp de l’humiliation, aux tâches agricoles diverses, ou à l’extraction de matières premières dans des mines de charbon, de fer, ou d’or.
Voici la description du traitement des détenus, dans le « Rapport de la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en République populaire démocratique de Corée » des Nations Unies, en date du 7 février 2014 (p. 13, paragraphe 60) :
Dans les camps de prisonniers politiques de la République populaire démocratique de Corée, les détenus sont progressivement éliminés moyennant des pratiques délibérées, telles que la privation de nourriture, le travail forcé, les exécutions, la torture, le viol et la privation des droits en matière de procréation, qui exposent les personnes concernées à des punitions, à l’avortement forcé et à l’infanticide. La Commission d’enquête estime que des centaines de milliers de détenus politiques ont perdu la vie dans ces camps, au cours des cinq dernières décennies. Les atrocités indescriptibles qui sont infligées aux détenus de kwanliso rappellent les horreurs commises dans les camps établis par des États totalitaires au XXe siècle.
Dans ce même rapport, on apprend également que le gouvernement de Corée du Nord nie l’existence de tels camps, mais les images satellites prouvent qu’ils existent bel et bien (d’ailleurs, il suffit de taper « Pukchang concentration camp« , ou « Hwasong concentration camp » dans Google Earth pour accéder à des vues satellites… On ne voit rien de précis, bien sûr, mais on peut tout de même voir les baraquements, et l’étendue des camps). On estime qu’entre 80 000 et 120 000 détenus politiques se trouvent actuellement dans quatre grands camps de ce type.

En 2024, le rapport d’Amnesty International sur la Corée du Nord mentionnait des arrestations et des détentions arbitraires toujours généralisées, et que « la torture et d’autres formes de mauvais traitements étaient couramment pratiquées contre les personnes incarcérées, et de façon particulièrement systématique dans les kwanliso. »
En marge de certains de ces camps, existent les wan-jeon-tong-je-kyuk, traduit par « zone de contrôle total » (완전통제구역). Dans cette « Enquête sur les crimes contre l’humanité dans les prisons politiques nord-coréennes » de 2016, on peut lire, page 4 :
Ceux condamnés à la « zone de contrôle total » d’une prison n’ont aucune perspective de libération. On s’attend à ce qu’ils meurent dans ces camps de prisonniers et sont traités comme moins qu’humains.
La vie dans les camps est extrêmement difficile, mais dans les « zones de contrôle total », c’est encore pire. On comprend donc pourquoi, dans Le Camp de l’humiliation, cette zone est appelée la « vallée des spectres », et aussi pourquoi la traduction littérale du titre coréen est « lieu où l’on profane l’humanité »…
Pour tout vous dire, au fil de ma lecture, j’avais cette vidéo qui me trottait dans la tête :
Diffusée par la chaîne japonaise Fuji TV en 2004, cette vidéo aurait été filmée secrètement par un transfuge, avant d’être sortie clandestinement de Corée du Nord. Comme toujours avec ce genre d’images, il est difficile d’en garantir l’authenticité. Mais si l’on se base sur les informations tirées de cette vidéo, il s’agirait du camp de Yodok, ou camp n°15.
Ce camp, à priori fermé en 2014, possédait deux parties : une « zone révolutionnaire« , composée de camps de rééducation pour des crimes politiques, et d’où les prisonniers étaient libérés après avoir purgé leur peine, et une « zone de contrôle total« , pour les gens suspectés par les autorités d’avoir commis des crimes contre le régime ou qui ont été dénoncés comme politiquement peu fiables. Amnesty International et d’autres ONG ont demandé la fermeture du camp, et il semble avoir été évacué en 2014, et les prisonniers répartis dans d’autres prisons.
Dans la vidéo, on peut voir des prisonnières et des prisonniers, assez peu vêtus pour les températures très basses, récolter du chou. L’une des prisonnières tente d’en manger, mais s’arrête lorsqu’un garde arrive. On peut les voir également transporter un seau qui contiendrait des excréments humains. Globalement, il est assez dur pour moi de comprendre avec précision les images. Les sous-titres peuvent être activés, mais la traduction automatique n’est pas vraiment au point. On peut tout de même saisir l’ambiance qui règne dans ce camp, et ces images m’ont accompagnée tout au long de ma lecture du Camp de l’humiliation.
Les témoignages
Ahn Myong-chol
L’un des hommes interviewés dans la vidéo est Ahn Myong-chol, un ancien garde du camp n°22. En fait, la majorité des informations sur les camps proviennent des enquêtes effectuées par des ONG, mais surtout, des témoignages d’anciens détenus (ou gardes), qui se sont enfuis de Corée du Nord. Dans le document intitulé Hidden Gulag, on retrouve bon nombre de témoignages, dont celui d’Ahn Myong-chol. Il a également écrit en 1995 un livre intitulé 완전통제구역 (« Zone de contrôle total »), où il décrit la corruption et les conflits internes au sein de l’armée nord-coréenne, ainsi que la vie quotidienne dans les camps, un témoignage rare. Ce livre n’est malheureusement pas traduit en français. Ahn Myong-chol a fondé à Séoul l’ONG NK Watch, spécialisée dans la documentation des crimes du régime.
Kang Chol-hwan
Un autre ouvrage intéressant à lire est Les Aquariums de Pyongyang. Livre témoignage co-écrit en 2000 par Kang Chol-hwan et Pierre Rigoulot, il raconte l’histoire vraie de Kang, emprisonné enfant dans le camp de Yodok. Il y restera 10 ans, avant d’être relâché. Il s’enfuira ensuite de Corée du Nord en 1992.
Pierre Rigoulot explique dans l’introduction, qu’alors missionné par la Société Internationale des Droits de l’Homme, il réalisait à Séoul des entretiens avec des transfuges afin de mieux cerner les différentes formes que prenait la répression en Corée du Nord. Il proposa à Kang Chol-hwan de témoigner, chose que le jeune homme accepta immédiatement, considérant comme un devoir moral de tout faire pour que soient connues les horreurs du régime nord-coréen.

L’introduction, ainsi que les premières pages du livre sont accessibles sur Google Books.
Shin Dong-hyuk
Escape from Camp 14, écrit par le journaliste américain Blaine Harden en 2012, est la biographie de Shin Dong-hyuk né dans le camp n°14 de Kaechon. D’après ses propos, il se serait enfui du camp à 23 ans, ce qui ferait de lui la première personne à avoir réussi à s’échapper d’une zone de contrôle maximal d’un camp d’internement nord-coréen.
Il y a vécu l’horreur : faim, travail forcé, sévices, obligation d’assister aux exécutions publiques, et la vie unique dans le camp qui apprend aux humains à se dénoncer entre eux dans l’espoir d’une récompense, qui le poussera à dénoncer la tentative d’évasion de sa propre mère et son frère. Il sera par la suite torturé, puis forcé d’assister à leurs exécutions. Il réussira finalement à s’évader en 2005.

Un documentaire, Camp 14: Total Control Zone, a été réalisé en 2012 par Marc Wiese. Il mêle des interviews de Shin Dong-hyuk, et de deux anciens officiers nord-coréens: le premier, Kwon Hyuk, était un gardien du camp n°22 (il a fourni des séquences de films amateurs, les seules images connues du camp n° 22), et le second, Oh Yang-nam, était un policier de la police secrète qui a arrêté des personnes envoyées ensuite dans des camps. Des reconstitutions animées complètent les interventions.
Attention, certaines images d’interrogatoires et certains propos peuvent heurter la sensibilité. L’ex-commandant et l’ex-policier admettent tous deux avoir commis divers crimes, notamment de la torture, des viols et des meurtres.
Il est important de noter que Shin Dong-hyuk a révisé sa version des faits en 2015. Entre autres, il faut tout de même préciser qu’il est effectivement né dans le camp n°14, mais lorsqu’il était jeune, sa famille a été transférée dans le camp n° 18, considéré comme moins sévère, où ils vécurent plusieurs années. Il ne s’est donc pas échappé d’une zone de contrôle maximal, mais s’est tout de même échappé d’un camp. Il a également révélé qu’il avait fait deux tentatives d’évasion infructueuses avant de réussir. D’autres éléments modifiés sont mentionnés par Harden dans la nouvelle préface de l’édition révisée du livre, parue en 2015.
Shin Dong-hyuk expliqua qu’il n’avait pas raconté toute la vérité pour diverses raisons, mais qu’il le faisait à ce moment-là à cause de la vidéo « réponse » diffusée par la Corée du Nord en 2014. En effet, cette vidéo, visant à discréditer Shin, montre son père et d’autres prétendus témoins réfuter ses propos, en particulier qu’il ait grandi dans un camp de prisonniers. Selon cette vidéo, Shin aurait travaillé dans une mine et aurait fui la Corée du Nord après avoir été accusé du viol d’une fille de 13 ans. Elle affirme également que la mère et le frère de Shin étaient coupables de meurtre. Le reportage prétend qu’il diffuse en outre de « grotesques fausses informations » sur la question des droits de l’homme.
Shin confirma que l’homme apparaissant dans la vidéo était bien son père. Il déclara que l’accusation de viol était une invention, une rumeur qu’il avait déjà entendue auparavant. Plus tard, il confirma que sa mère et son frère avaient bien été condamnés pour meurtre, mais qu’ils étaient innocents.
« Les récits les plus authentiques de l’expérience de la violence politique ne sont jamais entièrement cohérents ni achevés », affirme le docteur Stevan M. Weine, spécialiste des effets de la violence politique et professeur de psychiatrie à l’Université de l’Illinois à Chicago, contacté par Harden à propos des changements dans l’histoire de Shin. « Lorsqu’une personne a vécu un traumatisme profond et que je n’entends pas un récit décousu, je me méfie », ajoute-t-il. « Il semble que Shin ait été exposé à une torture prolongée et répétée. On peut s’attendre à ce que cela ait un impact majeur sur tous les aspects de sa personne — sur sa mémoire, sa régulation émotionnelle, sa capacité à entrer en relation avec les autres, sa propension à faire confiance, son sentiment de place dans le monde, et la manière dont il livre son témoignage. »
Quoi qu’il en soit, et malgré les variations de son histoire, la voix de Shin Dong-hyuk transmet un précieux témoignage (et tout va bien pour lui maintenant, il est l’heureux papa d’un petit garçon).
Est-ce que tu recommandes de lire Le Camp de l’humiliation ?
Absolument. Au fil du récit, nous suivrons donc le parcours de Wonho, Su-ryeon, et Min-kyu au sein de ces camps. La venue au monde du fils de Su-ryeon permet de découvrir la vie des enfants dans le camp, livrés à eux-mêmes, dénutris, cruels par nécessité et par mimétisme. L’histoire est extrêmement déchirante, mais, et c’est ça qui m’a impressionnée, fondamentalement humaine. Chacun des personnages est un être humain, mais est déshumanisé par ce lieu, ce contexte. Les prisonniers se transforment « en bêtes vulnérables qui ne pensent qu’à se nourrir », les gardes sont des tortionnaires, ayant droit de vie ou de mort sur les détenus. Tous sont déchus de leur statut d’être humain.

Une étincelle d’humanité ressurgit chez Min-kyu au contact de Su-ryeon, qu’il aime et qu’il désire, ce qui le poussera à ressentir de la compassion pour elle, et à l’aider. Wonho, quant à lui, se nourrira de son ressentiment et de sa colère jusqu’à ce qu’il soit convaincu que l’enfant est bien de lui. Il l’aimera alors de manière inconditionnelle, mais trop tard, le petit garçon sera déjà modelé sur la cruauté du camp. Su-ryeon, doublement victime du camp, prisonnière à cause de la famille de son mari, puis captive du pouvoir de Min-kyu, tentera toujours de garder son enfant en sécurité, à n’importe quel prix. La seule personne qui restera moralement « intacte », même si je ne suis pas sûre que ça soit réellement le bon terme, sera la vieille dame, la mère de Wonho. Mais faible et sans pouvoir, elle sera témoin de la déchéance des autres.
Ce roman est vraiment haletant. Au-delà de la vie dans les camps, nous suivrons certains des personnages dans une vie « après ». En effet, certains d’entre eux vont pouvoir sortir, s’enfuir, et vivre ailleurs. Mais comment ? Comment peut-on vivre après avoir vécu cette horreur ? Et même, comment peut-on vivre dans une société libre ? Dans la postface du Camp de l’humiliation, Kim Yu-kyeong écrit :
Le roman Le Camp de l’humiliation puise sa source dans mes sentiments, dans mes souffrances, dans les souvenirs de mes propres expériences et les témoignages de mon entourage quand j’étais encore en Corée du Nord.
[…]
Dans le monde libre, on considère la perpétuation par le régime du Nord des camps de prisonniers politiques comme une grave violation des droits de l’homme, mais l’ironie du sort c’est que les Nords-Coréens qui en sont les victimes directes ignorent pour la plupart ce que sont les droits de l’homme. Ils sont habitués à l’oppression et au contrôle absurde de l’appareil communiste, et même le système des camps de prisonniers politiques, ils l’acceptent comme faisant partie de la dictature prolétarienne. Leur seule marge d’action, c’est d’obéir inconditionnellement au régime pour ne pas devenir les victimes de sa violence. Tel est malheureusement l’état d’esprit de la population du Nord, soumise au lavage de cerveau orchestré par le gouvernement, lequel justifie la violence de son régime par celle de la lutte des classes.
Kim Yu-kyeong souhaite dénoncer les conditions de vie en Corée du Nord, mais aussi parler de la difficile adaptation des transfuges à leur nouvelle vie. Aspect dont je n’avais pas vraiment conscience. On s’imagine qu’une fois libre, l’individu peut enfin vivre sa vie, en toute tranquillité, un peu comme le « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » des contes. Mais que se passe-t-il après ? Comment l’endoctrinement subi depuis leur toute petite enfance s’estompe ? Est-ce qu’il s’estompe d’ailleurs ? Comment s’intégrer dans une société sœur, mais inconnue, voire même méfiante ? Ce thème semble être au cœur des ouvrages de Kim Yu-kyeong, comme je m’en suis aperçue en parcourant sa bibliographie.
Kim Yu-kyeong et ses livres
A la page qui lui est attribuée, sur le site de la librairie en ligne Kyobobook, l’autrice écrit :
« Je n’ai pas de profil. C’est parce que la moitié de mon corps est encore retenue au Nord. Je ne peux pas révéler mon vrai nom ni mon passé ; cachée, je tends simplement la main et envoie ce roman au monde. »
Un peu plus loin, sur cette même page, on apprend que Kim Yu-kyeong est une ancienne membre de l’Union des écrivains de Corée du Nord, et qu’elle travaillait comme écrivaine à Pyongyang avant de fuir le pays dans les années 2000 pour se réfugier en Corée du Sud.
Malgré une nouvelle vie difficile et l’effort constant pour s’adapter, elle passait ses nuits à lire des œuvres d’écrivains sud-coréens et écrivait chaque jour, pendant deux ou trois heures. Elle est la deuxième écrivaine issue de l’Union des écrivains de Corée du Nord a être publiée.
A lire aussi : Photos, vidéos : un coup d’œil en Corée du Nord
En 2012, elle publie son premier roman, 청춘연가 (Chanson de jeunesse, non traduit en français).
Il raconte l’histoire de Seon-hwa, une jeune femme qui fuit le pays à la suite de la période de la Marche Ardue, au cours de laquelle des millions de personnes périssent de malnutrition. Mais, trahie, elle est vendue à un Chinois et subit plusieurs années de sévices avant de réussir à s’échapper et à gagner la Corée du Sud.
À son arrivée à Hanawon (le centre d’accueil pour les réfugiés nord-coréens), elle rencontre d’autres femmes avec lesquelles elle partage une profonde amitié. Elle retrouve également Seong-cheol, un homme qui l’aimait en secret depuis leurs années d’études, et à travers ces liens humains, tente de reconstruire son identité dans une société nouvelle et déroutante.

Viendront ensuite Le Camp de l’humiliation (인간모독소) en 2016, puis 푸른 낙엽 (Feuilles Bleues, non traduit en français) en 2023.
Recueil de neuf nouvelles, l’ouvrage a été salué pour raconter des histoires embrassant tout à la fois l’avant, le pendant, et l’après du passage de la frontière. On y retrouve des récits décrivant la réalité nord-coréenne des années 90, d’autres qui retracent les souffrances endurées lors du processus d’évasion et d’arrivée en Corée du Sud, et enfin, ceux qui racontent la vie et les difficultés de l’adaptation après l’installation au Sud.
Y sont décrits avec réalisme les doutes et les conflits intérieurs des réfugiés nord-coréens qui, au terme d’une lutte pour la survie, tentent de s’intégrer à la société sud-coréenne.

Extrait de la « parole de l’auteure » à propos de son livre, sur la page de la librairie :
Les feuilles mortes sont le parfum et le romantisme de l’automne.
Sous la chaleur du soleil, elles se dessèchent, s’allègent et, prenant la couleur de la terre, s’allongent doucement pour s’y mêler.
Elles n’apportent pas seulement leur propre sérénité, mais aussi une douceur généreuse sous les pas des passants.
Après avoir traversé l’hiver et vécu pleinement le printemps et l’été, leur vie accomplie retourne à la terre pour nourrir à nouveau l’arbre. Qu’auraient-elles à regretter ?
Mais il y a aussi celles qui, frappées par la pluie et le vent, ou surprises par un froid soudain, tombent avant d’avoir eu le temps de se teinter de rouge : ce sont les feuilles bleues.
Elles n’ont pas connu la plénitude d’un achèvement, elles ont été jetées à terre trop tôt — tristes et délaissées.
Il existe des êtres semblables à ces feuilles bleues : les réfugiés nord-coréens.
Arrachés à l’arbre appelé Corée du Nord par la violence des tempêtes, ils ont été jetés dehors, dans le monde.
Pour trouver refuge en Corée du Sud, ils doivent traverser des chemins de souffrance : rouler, se déchirer, saigner.
Pour certains, ce périple peut être plus court ou moins pénible, mais pour tous, c’est un chemin au péril de la vie.
Kim Yu-kyeong participe également à un ouvrage collectif d’auteurs réfugiés nord-coréens : 당신은 지금 어디에 있나요 ? (Où êtes-vous en ce moment ?, non traduit en français).
Il s’agit d’un recueil rassemblant des nouvelles de quatre romanciers et d’une poétesse nord-coréens réfugiés (Lee Ji-myeong, Kim Yu-kyeong, Kim Jeong-ae, Do Myeong-hak, et Wi Yeong-geum).
L’ouvrage observe la vie quotidienne des habitants ordinaires du Nord et du Sud de la Corée en 2023, et vise à donner une voix aux réfugiés. Il tente ainsi de partager leur regard au présent et vers l’avenir, permettant de mieux comprendre la complexité d’une identité partagée mais divisée.

En 2024, Kim Yu-kyeong publie 누드 스케치 (Nude Sketch, non traduit en français).
Recueil de huit nouvelles, Nude Sketch (누드 스케치), a été retenu en 2024 dans le cadre du programme de soutien à la création de contenus culturels pour l’intégration Nord-Sud, organisé par le Ministère de la Réunification. Car en effet, dans ces histoires, Kim Yu-kyeong, au travers de personnages variés, plonge dans la réalité nord-coréenne, révélant les blessures, les désirs et les contradictions d’un univers clos, ou donne la parole à des réfugiés en Corée du Sud, partageant leur lutte pour trouver un sens et un équilibre dans une vie nouvelle.

En explorant sa biographie, une chose est claire : Kim Yu-kyeong produit une œuvre centrée sur les expériences des réfugiés nord-coréens, explorant à la fois les difficultés de l’exil et les espoirs nés d’une vie nouvelle. Lorsque Bandi donnait la parole à des personnages nord-coréens, coincés en quelque sorte dans leur pays et subissant le régime, Kim Yu-kyeong écrit des récits se passant « après » : après la décision de fuir, après la fuite, après l’installation en Corée du Sud. On y découvre le quotidien concret de ces personnages, mais aussi, sous-jacente, la projection dans une Corée réunifiée, et les enjeux et défis qui seront alors à relever.
A lire aussi : La Dénonciation, de Bandi : un témoignage rare venu de Corée du Nord
Dans le mot qu’elle écrivait à propos de son livre Feuilles Bleues, elle indiquait également cela, que je trouve particulièrement émouvant et porteur d’espoir :
Certains voient les réfugiés nord-coréens comme faisant partie d’une « culture multiculturelle », mais nous partageons la même langue, la même culture, les mêmes racines — nous sommes un seul peuple coréen.
Nous avons simplement vécu deux systèmes opposés.
[…]
L’amour des réfugiés pour la Corée du Sud, et leur conscience aiguë de la liberté, ont quelque chose d’unique — je le sais, car je le ressens moi-même.
Qu’il existe, ne serait-ce que sur la moitié de la péninsule, une société libre, avancée et tournée vers l’avenir, est une grande chance pour notre peuple.
J’espère simplement que cet émerveillement ne restera pas un amour à sens unique.
J’ai voulu mettre dans mes romans la douleur, le désir de compréhension et de réconciliation, et l’espérance des réfugiés nord-coréens.


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