Bora Chung au Litterature Live Festival 2025

Alors voilà, fin mai Bora Chung, l’autrice de « Lapin Maudit » et « La Ronde de Nuit » (pour ne citer que ses ouvrages traduits en français) était invitée à la Villa Gillet, à Lyon, dans le cadre du Litterature Live Festival, pour une rencontre intitulée : « Horreur, humour noir et critique sociale ». Ni une, ni deux, je réserve ma place (c’est quand même une chance pas possible de pouvoir écouter une autrice sud-coréenne parler de ses œuvres à Lyon, me dis-je), je lis les deux recueils de nouvelles dans la foulée (histoire de savoir quand même de quoi ça va causer), et le jour J, me voilà toute pimpante, prête à accueillir la bonne parole.

Et je l’ai savourée, cette bonne parole, car Bora Chung, en plus de ne pas manquer d’humour, parle très bien. On se rend assez rapidement compte qu’elle est engagée dans des sujets de société, et partage ses points de vue simplement. Son écriture est foncièrement liée aux histoires qu’elle entend ou traverse, donc elle est très connectée à l’actualité et ses sujets brûlants, et parle avec autant d’énergie des légendes sud-coréennes, de ses auteurs favoris, ou des dragons asiatiques, que des inégalités en Corée et des problèmes sociétaux. J’ai trouvé cet échange vraiment intéressant et enrichissant, qu’on soit d’accord avec elle ou pas d’ailleurs, autant pour en savoir plus sur sa manière de travailler, qu’en matière de culture sud-coréenne. J’ai donc pensé que ça pourrait intéresser certains ou certaines d’entre vous, et paf ! Ça a fait une transcription !

J’ai établi cette transcription à partir de l’audio de la rencontre, disponible sur le site de la Villa Gillet : https://www.sondekla.com/user/event/14980, ainsi qu’à partir de mon propre enregistrement, effectué sur place. Bora Chung parlait en anglais, et une traductrice traduisait simultanément (ce qui est quand même super impressionnant), c’est la version disponible via le lien. Mon enregistrement à moi est la version brute, en anglais donc. Je m’en suis servie lorsque j’avais envie d’ajouter un peu plus de précisions aux propos, la traduction simultanée gommant parfois certains détails.

L’échange a duré un peu moins d’une heure, le texte est donc assez long. J’ai ajouté les minutages (basés sur l’audio de la Villa Gillet), pour plus de facilité si vous recherchez un passage précis. J’ai ajouté des liens ou des commentaires en italique entre crochets, pour expliciter certaines références ou certains faits. J’ai parfois légèrement reformulé (enlevé les répétitions, les hésitations…), pour que la lecture soit plus fluide et plus agréable, sans dénaturer le propos, bien entendu. Et j’ai mis en gras des passages que j’avais bien aimé (oui, parce que comme je disais, elle parle bien).

Sans plus attendre, je passe le micro. Bonne lecture !

Introduction par Lucie Campos

Bonsoir à tous. Bonsoir, bienvenue à la Villa Gillet, je suis Lucie Campos, directrice de la Villa Gillet et ceci est le 3e soir de notre festival Littérature Live, festival international de littérature de Lyon qui a lieu dans toutes sortes de lieux dans la ville toute cette semaine. On accueille au total 70 auteurs, journalistes, traducteurs et artistes qui nous parlent de leurs livres ou des livres qu’ils ont traduits ou des livres qu’ils ont lus, qui nous parlent dans leur langue ou dans une langue qui est celle de leur choix, parce que certains d’entre eux sont multilingues et ont des langues qu’ils cachent. Et c’est un très grand plaisir d’accueillir ici ce soir sur cette scène Bora Chung. Bienvenue Bora, bienvenue à Lyon, bienvenue à la Villa Gillet. Bora Chung donc Coréenne, traduite en France par Pierre Bisiou, en fait, c’est un binôme, Pierre Bisiou et Kyungran Choi, aux éditions Rivages. Donc on peut lire d’elle « La Ronde de nuit », mais aussi d’autres choses dont je crois Lionel va nous parler, pas encore traduites. Elle est invitée par le festival, mais aussi par les Artisans de la Fiction qui sont ici représentés par Lionel Tran qui va mener la discussion, Artisans de la fiction qui me parlaient depuis très longtemps de cette autrice, de son œuvre et avec qui nous partageons cet enthousiasme. Il y aura un petit temps pour les questions tout à l’heure, le micro passera et le temps de rencontrer l’autrice après la rencontre à la table de la librairie L’oeil Cacodylate. Très bonne discussion, à tout à l’heure.

Introduction par Lionel Tran

Bonsoir. Je réserverai un quart d’heure pour que vous puissiez poser des questions, donc ça va être un échange très, très, très, très, très riche j’imagine. Il y a il y a 3 ans, « Lapin maudit » de Bora Chung a déboulé sur la scène littéraire internationale et a pris tout le monde par surprise. Tout d’abord, parce qu’il s’agissait d’un recueil de nouvelles et on entendait dans le milieu éditorial que les recueils de nouvelles ne marchaient pas, qu’il y avait pas de public, qu’il n’y avait plus de public pour les recueils de nouvelles. Donc, un recueil de nouvelles et en plus, il s’agissait pour faire un petit peu bref, d’horreur, d’horreur féministe , comme le recueil, les recueils de nouvelles d’une autre autrice qui a été invitée à plusieurs reprises par la Villa Gillet, la grande narratrice argentine, Mariana Enríquez. Donc, les nouvelles de Bora Chung publiées dans « Lapin maudit » qui vient d’être réédité en poche, et que je vous recommande vraiment urgemment, raconte des histoires de vengeance. Ces nouvelles, le choc est venu de la singularité, de l’hybridation, puisque nous avions à la fois des nouvelles de l’ordre du conte folklorique, de la science-fiction, et de la littérature horrifique et introspective polonaise. Les histoires de Bora Chung sont fascinantes et terribles. Elles vont d’une femme dont les poils et les peaux mortes se transforment en un double d’elle-même qui jaillit des toilettes, à une mission spatiale qui cherche en vain un remède à une épidémie de cannibalisme qui ravage la Terre, comme dans son prochain recueil de nouvelles, en passant par une ouvrière aux doigts coupés qui devient médium après avoir rencontré un mouton martyr utilisé pour des expérimentations médicales. Le tout est porté par une ironie précise, un détachement douloureux, et une forme de cruauté implacable. Depuis « Lapin maudit », qui est connu mondialement, Bora Chung a publié « La Ronde de nuit », un autre recueil de nouvelles, ainsi que l’excellent recueil « Your Utopia » qui a été traduit en anglais et qui sera prochainement, je pense, traduit en français. Elle a également écrit un roman de science-fiction étrange, « Red Sword », et une novela, « Grocery List ».

Bora Chung a obtenu une maîtrise en études russes et est-européennes. Elle parle le russe, elle parle le polonais. Elle est traductrice. Elle a obtenu cette maîtrise de l’université Yale. Elle a obtenu également un doctorat en littérature slave à l’université de l’Indiana. Elle enseigne aujourd’hui la langue et les littératures russes ainsi que les études sur la science-fiction en littérature à l’université Yonsei, en Corée du Sud. Je m’appelle Lionel Tran, j’ai fondé et je dirige les Artisans de la Fiction, qui sont un centre de formation à la narration. On enseigne les contes, les genres, la dramaturgie à des enfants à partir de 9 ans, à des adultes, à des scénaristes, à des romanciers, à des dramaturges de théâtre et à beaucoup de particuliers. Nous sommes à 15 minutes à pied de la Villa Gillet, à la Croix-Rousse. Nous venons de fêter nos 10 ans et c’est également 10 ans de partenariat fécond avec la Villa Gillet qui nous donne l’occasion chaque année de rencontrer, d’interviewer, des romanciers, des romancières et des profs de narration du monde entier. Vous pouvez trouver toutes ces interviews vidéos sur notre site, d’ailleurs, il y en a un qui est présent parmi nous ce soir. Et je suis particulièrement ému et ravi d’animer cette rencontre ce soir. Voilà, je souhaite qu’elle soit le plus riche possible et que vous ayez vraiment, ceux et celles qui ne connaissent pas encore, envie de vous jeter sur les nouvelles de Bora Chung.

Début de l’entretien

Lionel Tran (05 min 54)

Bora. Ah, j’ai une série de questions assez fortes, assez vertigineuses ! D’après vous, Bora, à quoi servent les histoires ?

Bora Chung (06 min 13)

Nous traitons le monde au travers des récits. Nous traversons des événements à chaque instant de notre vie, et nous avons besoin de tirer des conclusions pour comprendre le sens de tout ce que nous vivons. C’est comme ça que nous donnons du sens, nous créons des histoires à partir des événements, et à la fin de l’histoire, nous retournons au début pour comprendre tout le sens de l’événement, que ce soit un moment très court de notre vie quotidienne, ou un traumatisme lié à l’histoire ou à des situations sociopolitiques. Dans tous les cas, nous avons besoin d’histoires, de récits, pour comprendre ce que nous traversons, ce que nous vivons, et pour raconter à la génération suivante ce que nous avons vécu et quel était le sens de tout ce que nous avons vécu.

Lionel Tran (07 min 10)

Est-ce que vous pensez, également, que certaines histoires servent à résister, à lutter ?

Bora Chung (07 min 20)

J’ai été témoin du fait que les histoires permettent de résister et de lutter, de combattre. Par exemple, je me rends à une journée à la mémoire des personnes transgenres en Corée. C’est une journée internationale à la mémoire des personnes transgenres, à la fin du mois de novembre tous les ans, je crois que c’est le 20 novembre. Et à chaque fois que je me rends à cette manifestation, il y a des récits de personnes qui ne sont plus avec nous, des récits qui célèbrent leurs vies, des récits pour expliquer comment ces personnes survivent ou ont survécu, et comment la société a échoué devant ces personnes. Ce sont des histoires qui viennent du deuil. Ce sont des histoires qui visent la résistance et qui réclament du changement. Donc effectivement, lors de beaucoup de manifestations, et je vais à beaucoup de manifestations, j’ai vu que les histoires permettent de résister tout le temps.

Lionel Tran (08 min 32)

Dernièrement, la semaine dernière, une de mes élèves en narration disait « Le monde va trop mal. J’ai besoin d’écrire des histoires positives. » Bora, de quel genre d’histoires pensez-vous que nous ayons besoin dans le Zeitgeist actuel, dans le contexte actuel ?

Bora Chung (08 min 57)

De toutes les histoires que nous pouvons trouver, parce que chacun d’entre vous avez vos récits de vie, et ils ont de la valeur, ils sont tout à fait valables, et ils sont tous très importants. Donc, oui, d’autant d’histoires que possible.

Lionel Tran (09 min 16)

Dans un entretien précédent, vous me disiez « Je n’ai pas étudié l’écriture, la narration, j’ai étudié la littérature. » Vous n’êtes pas professeur de creative writing, de narration, vous êtes professeur de littérature. Est-ce que vous pensez qu’il est possible d’écrire sans lire ?

Bora Chung (09 min 40)

Non, absolument pas. On ne peut pas écrire sans lire. C’est Roland Barthes qui a dit, et je cite : « Chaque écrivain démarre en tant que lecteur, et chaque écrivain apprend la langue et recombine les mots à partir de la littérature et à partir de tous les dictionnaires. » Donc, on démarre en tant que lecteur ou en tant que lectrice, et c’est à partir du lecteur ou de la lectrice qu’il émerge un écrivain. Je ne l’ai pas lu en français donc je suis navrée, mais c’est à peu près ça. Il faut démarrer en tant que lecteur ou lectrice.

Lionel Tran (10 min 26)

Vous m’avez dit que donc vous n’aviez pas étudié l’écriture, mais en étudiant la littérature, en fait, j’ai l’intuition que c’est comme ça que vous vous êtes formée. Quand nous avions interviewé un grand auteur français, Pierre Lemaitre, il nous a expliqué que son école d’écriture, ça avait été d’enseigner la littérature anglo-saxonne pendant 17 ans aux bibliothécaires. Comment pensez-vous que votre travail de traductrice et votre formation en littérature russe et polonaise ont influencé votre écriture ?

Bora Chung (11 min 06)

Traduire la littérature slave, ça m’a enseigné la liberté dans l’écriture, parce que la littérature coréenne est tout d’abord une littérature où on se concentre sur le réalisme. Le réalisme est considéré comme la technique la plus importante, est mis en exergue dans mon pays, alors que les Slaves, comme je les appelle, ils sont tous complètement dingues, ils ont une imagination folle. J’ai étudié la littérature russe des années 20, pareil pour la littérature polonaise, ce qu’ils appellent la période d’entre-guerre, entre la Première et Deuxième Guerre Mondiale, les années les plus libres. Les meilleures 20 années pour la littérature polonaise moderne. Et après la révolution russe, les Russes sont devenus dingues. Ils venaient juste de démolir un empire, et ils ont construit une toute nouvelle société à mains nues. Donc ils cherchaient quelque chose de nouveau. Et tout ce qui était nouveau, tout ce qui était frais, était célébré. Que ce soit beau ou moche était secondaire, il fallait avant tout que ce soit nouveau. Et en Pologne, ils venaient tout juste de regagner leur indépendance après 120 ans de de colonialisme. Donc ils avaient une très bonne raison de devenir dingues, et tout était permis : tout d’un coup, tous les Polonais ont pu s’exprimer, raconter toutes les histoires qu’ils avaient envie de raconter, et ils ont cette langue superbement compliquée pour exprimer tout ça. Donc les Polonais ont profité de leur liberté de différentes manières, ils ont vraiment donné libre cours à leur imagination, et ça, je ne l’ai pas appris, je ne l’ai pas vu dans la littérature coréenne. Donc c’était vraiment un choc très positif pour moi d’apprendre qu’on peut écrire de façon aussi libre, qu’on peut écrire des choses absolument incroyables de cette façon. Regardez, Olga Tokarczuk qui a gagné le prix Nobel de la littérature, j’ai lu ses livres lors de mes études supérieures, et c’était un autre niveau de choc que l’on puisse écrire des choses si étranges, si bizarres, d’une manière aussi belle. Il n’y a qu’une Polonaise folledingue pour y arriver ! Je ne suis pas un génie comme elle, mais je voulais écrire comme elle. J’ai vu la liberté dans son imagination. C’était tellement détaillé, tellement subtil, tellement beau, et je le ressens encore aujourd’hui.

Lionel Tran (13 min 53)

Quelle est l’importance des contes dans votre écriture, dans vos histoires et dans votre culture ? Les contes européens et puis également le très riche héritage des contes traditionnels coréens.

Bora Chung (14 min 13)

En Corée, dans les années 80, le système de télé nationale, le système qui émettait en Corée, avait une émission que tout le monde adorait, qui s’appelait « Hometown of Legends ». C’était tous les samedis, c’était une émission de télé qui présentait la légende de chaque ville de Corée. L’objectif était de présenter toutes les petites villes de Corée. Certaines des légendes étaient très pédagogiques, comme « Il faut respecter les anciens, être un bon citoyen, » des choses comme ça, mais beaucoup d’entre elles, 80 ou 90 % étaient des histoires de fantômes et je les adorais !

Pour vous donner une idée, voici un aperçu d’un épisode de 1987

Ma grand-mère vivait avec nous et tous les samedis, elle m’appelait : « Bora, c’est Hometown of Legends ! » et on regardait cette émission ensemble religieusement. C’étaient des histoires qui foutaient les jetons, ça n’était vraiment pas pour les enfants, mais on adorait. Vraiment, vraiment, je vous garantis, ce n’était pas pour les enfants ! Je me souviens encore d’une histoire sur une femme qui allait au cimetière du village, la nuit, pour couper la jambe d’un mort parce qu’un mystérieux moine lui avait dit que si elle faisait ça, si elle découpait la jambe et ensuite faisait du thé, ou une soupe à partir de la jambe et donnait cette soupe à son mari qui était malade, son mari serait guéri. Donc la morale de l’histoire, c’est qu’il faut faire des choses bizarres quand on est marié ! Donc elle va au cimetière et il pleut – il pleut toujours dans ce type d’histoires de fantômes. Elle coupe la jambe, elle la prend, elle se retourne pour repartir, et le mort se lève d’un coup et lui dit « Rends-moi ma jambe ! ». Et le mort commence à sautiller sur une seule jambe, et la suit. C’était le truc le plus effrayant de ma vie ! Beaucoup d’enfants ont regardé cet épisode, et c’était avant l’époque de YouTube, c’était avant les aperçus, les bandes-annonces, les critiques, on ne savait pas ce qu’il allait se passer. On regardait juste l’émission, et on tombait sur la partie avec les fantômes. Et j’ai appris, des années après, que des parents furax avaient appelé la télé en disant « Nos enfants sont traumatisés, ça fait 3 jours qu’ils dorment pas, qu’est-ce que vous allez faire pour rectifier le tir ?! ». Ce sont mes très beaux souvenirs d’enfance avec ma grand-mère. Ensuite, à l’université, lors de mes études supérieures, j’ai étudié Vladimir Propp qui est un écrivain russe très connu, qui a beaucoup écrit sur le folklore russe.

Il était très actif dans les années 20 jusqu’aux années 50, et les contes, c’était sa spécialité. Avant lui, les Russes n’étudiaient pas tellement les contes. Les érudits russes collectaient les contes, mais ils essayaient de les catégoriser en fonction des animaux qu’ils contenaient, et des enseignements que ces animaux essayaient de prodiguer. Mais tous les contes ne sont pas forcément des fables. Théoriquement, c’est La Fontaine qui a fait le plus gros travail dans ce domaine et il a influencé l’Europe, dont la Pologne et la Russie.

Donc il y a beaucoup de contes russes qui sont « à la Fontaine ». Ce sont des contes courts, qui contiennent des animaux, qui contiennent une certaine critique sociale à travers les animaux qui parlent, et puis il y a une petite phrase ou deux à la fin sur la morale de l’histoire. C’est comme ça que les fables fonctionnent. Mais tous les contes ne sont pas des fables. La plupart des contes russes, d’après Propp, sont des histoires racontées par des paysans. Ils en sont les personnages principaux, et ces contes sont pour le divertissement. Donc il y a pléthore d’événements magiques, d’aventures, et il y a toujours une fin heureuse, parce que c’est pour le divertissement. Soit le héros devient très riche, ou se marie, ou devient riche et se marie. C’est vraiment pour le divertissement, c’est pour passer le temps pendant les longues nuits d’hiver. J’étais vraiment fascinée par la théorie du folklore, et j’ai commencé à mieux comprendre le folklore coréen. Et désormais, j’ai tous les outils pour construire mes propres contes, ou en tout cas, pour manipuler le format du conte pour servir mes objectifs à moi. Donc, c’est simplement que j’adore les histoires bizarres, et j’adore toujours les histoires où il y a des fantômes. Il y a tellement de bonnes histoires de fantômes en Asie !

Lionel Tran (19 min 33)

Pouvez-vous introduire, en tant que professeur de littérature, brièvement, le Samguk Yusa au public français, parce qu’il n’a pas été traduit en français, et c’est un recueil de contes coréens qui a une influence importante pour vous.

Bora Chung (20 min 12)

Tout d’abord, je n’enseigne plus. J’ai quitté l’enseignement en 2021, donc cela fait très longtemps que je n’ai plus enseigné, et je n’ai jamais été professeur enseignante qualifiée, mais je donnais, parfois, des cours magistraux. Mais peu importe. Il y a deux textes principaux de l’histoire médiévale coréenne. L’un s’appelle Samguk Sagi, c’est celui qui est ennuyeux, avec l’histoire officielle, toutes les batailles, les rois, tout ça. Et il y a l’autre, Samguk Yusa, et c’est celui-là qui a tous les trucs biens.

C’est là que vous avez toutes les histoires bizarres, les animaux fabuleux, vous avez les instruments de musique qui font des sons incroyables. Il y a cette flûte qui peut apaiser mille vagues. Selon la légende, elle a été fabriquée à partir d’un bambou magique qui était sur une île flottante. Et si on joue de cet instrument de musique, les épidémies disparaîtront, les soldats ennemis battront en retraite, et la météo se calmera. Donc pendant le COVID, j’ai beaucoup pensé à cette flûte, j’aurais bien aimé en posséder une ! Et il y a beaucoup, beaucoup d’histoires sur les dragons ! Les Coréens aiment leurs dragons ! Ça vient de la Chine, et j’étais très curieuse de savoir, de comprendre, pourquoi les dragons chinois et coréens contrôlaient la pluie. Nos dragons à nous sont des dragons d’eau. Et toutes les légendes Russes et européennes parlent de dragons maléfiques qui crachent du feu. Les dragons asiatiques, les dragons chinois et coréens sont des animaux bons. Ils sont très généreux, ils aiment les gens, ils veulent les aider, et ils sont très sages. Donc les gens apprennent plein de choses grâce à eux. Et parfois, les dragons tombent amoureux des êtres humains et ils se marient. Dans les légendes en Occident, les dragons sont tous méchants, ils veulent capturer les princesses, cracher du feu, détruire les villages etc… Donc moi, je voulais savoir d’où provenaient ces différences. Et ce n’est pas dans Samguk Yusa. Samguk Yusa est un texte coréen médiéval, dans lequel on ne parle que des bons dragons. Qui sont super rigolos aussi, ils sont vraiment trop bizarres ! Ce sont des dragons qui sont très bons, les dragons coréens sont adorables, mais il sont super bizarres en même temps. Il s’avère que tous ces dragons proviennent des légendes bouddhistes, des légendes de Mésopotamie, du Moyen-Orient, et aussi d’Inde, des légendes indiennes. Donc la région de la Mésopotamie, ou de l’Asie Mineure, a cette légende au sujet d’un grand lézard gentil, ou d’une créature qui ressemble à un lézard, qui s’appelle Naga. Et ça, c’est commun à toute cette région. Et lorsque le bouddhisme était une toute nouvelle religion, le zoroastrisme, la religion où l’on vénère le feu, était la religion principale dans cette zone. Donc il y a eu une lutte de territoire entre les zoroastriens et les nouveaux bouddhistes. Et c’est pour ça qu’ils ont des dragons qui crachent du feu, puisque la religion des Zoroastre vénérait le feu. Et du point de vue des bouddhistes, ils sont maléfiques parce qu’ils voulaient leur territoire. Donc dans les premières légendes bouddhistes, Bouddha convainc les dragons qui crachent du feu d’arrêter, et de se convertir au bouddhisme. Et ensuite, le bon dragon converti au bouddhisme commence à vivre dans le Gange, la rivière sacrée en Inde. Ainsi, il devient le roi de la rivière et contrôle l’eau. Donc tous ces dragons proviennent de l’Inde et des légendes hindoues, et de la région de l’Asie Mineure. Et il n’y a que les dragons qui crachent du feu qui sont allés en Europe pour être battus par Saint-Georges, parce que les européens, eux, avaient besoin d’un saint pour vaincre le mal.

En Asie, l’image du dragon était très prolifique, il y avait des dragons partout en Asie. Donc certains dragons crachaient du feu, mais ils se sont convertis au bouddhisme, et ils sont tous devenus très gentils, ils vivaient dans les rivières et contrôlaient la pluie. Et nous, les Asiatiques, en Chine et en Corée, nous vivons grâce au riz. Cultiver le riz est très, très important pour nous, donc nous avions besoin de la pluie. Tous les trois jours, nous avons besoin d’une certaine météo et d’une certaine quantité de pluie. C’est pourquoi les paysans coréens avaient leurs propres dieux païens, avant que le dragon n’arrive. Et leur idée de ces dieux a été fusionnée avec l’image des bons dragons qui contrôlent la météo. C’est pour ça qu’en Corée et en Chine, il y a ces images de dragons généreux, qui contrôlent la météo et prennent soin des gens. Et énormément d’histoires ont été créées à partir de cette image, et je l’adore, je l’adore. Bon, je ne sais pas si je réponds à votre question, mais j’adore mes dragons !

Lionel Tran (26 min 18)

Merci, vous avez couvert en une bonne partie de ce qu’on trouve dans vos nouvelles. Dans vos nouvelles comme je disais, il y a d’autres aspects, vous allez puiser à d’autres sources que les contes et que le folklore, vous allez puiser dans la littérature de science-fiction, vous allez puiser dans la littérature d’horreur. Quels sont vos modèles littéraires en science-fiction et dans le fantastique, dans l’horreur ? Quels sont les auteurs qui vous ont le plus marquée, auteurs ou autrices ?

Bora Chung (27 min 03)

Il est difficile de dire par qui j’ai été impactée par tel ou tel auteur parce qu’il n’y a jamais un lien direct. Il me semble que j’ai été fortement influencée, peut-être indirectement, par Stanislas Lem, qui était le plus grand, le plus grand ! Et Stanislas Lem a écrit pendant l’époque communiste. Donc c’était quelqu’un qui était fortement contre la propagande soviétique, comme quoi le communisme est génial et que nous allons conquérir l’univers avec la science et la technologie. Il était à 100 % contre ça.

Dans Solaris et dans ses différentes histoires, il dit très clairement, et je cite « Les êtres humains ont une connaissance très limitée de l’univers. Les êtres humains ont une toute petite imagination comparée à l’univers entier ». Nous avons nos cinq sens, qui sont très limités, même comparés à d’autres animaux. Donc lorsque nous disons que nous nous tournons vers l’univers, et que nous allons aller sur d’autres planètes, ou que nous allons conquérir l’espace, nous ne savons pas à quoi nous avons affaire.

Nous imaginons que sur les autres planètes, nous allons trouver des cultures sous-développées qui ressemblent à notre époque médiévale, ou que nous allons tomber sur quelque chose similaire à nos déserts ou à nos forêts tropicales. Notre imagination ne peut pas aller au-delà de ce que nous savons de la Terre. Et nous ne savons même pas ce que nous ne savons pas. Donc comment est-ce que nous pouvons aller au-delà de notre propre toute petite planète, et trouver quelque chose de nouveau, alors que nous ne pouvons rien imaginer de nouveau, et que nous ne sommes pas prêts à rencontrer quelque chose de nouveau ? Et étant donné que nous rentrons dans une nouvelle époque de Guerre Froide, et que tout le monde se dépêche d’aller vers l’espace – il y a même des capitalistes maléfiques qui essaient de coloniser la planète Mars et autre –  je pense beaucoup à Stanislas Lem, à la petitesse de nos propres capacités, et à la grandeur de toutes ces résistances que j’ai pu observer chez d’autres personnes qui luttent pour leurs droits et pour la survie des autres. Les êtres humains sont très bizarres.

Lionel Tran (29 min 40)

Est-ce compliqué d’écrire de la science-fiction aujourd’hui, en 2025, alors que nous vivons dans un monde qui ressemble beaucoup à un roman de science-fiction ?

Bora Chung (29 min 55)

Je pense que c’est difficile pour moi parce j’ai échoué dans les matières scientifiques au lycée, je n’ai jamais été douée pour les sciences. Je n’ai jamais compris les matières scientifiques. Mais, en même temps, c’est aussi plus facile maintenant d’écrire, parce qu’il y a tellement de choses qui sont découvertes ou inventées en science. Par exemple, je suis fascinée par l’idée qu’on peut fabriquer des spermatozoïdes et des ovules à partir de cellules de la peau. Technologiquement parlant, il est désormais possible de créer des spermatozoïdes et des ovules artificiels à partir d’une cellule de la peau d’une personne. Donc théoriquement, nous pouvons créer un bébé génétiquement à partir d’une personne. Pas de deux personnes, mais d’une seule. C’est une excellente nouvelle pour les personnes qui veulent un enfant, mais ne peuvent pas. Je suppose que c’est aussi une bonne nouvelle pour les couples du même sexe. En même temps, nous sommes limités, parce qu’à l’heure actuelle, nous ne pouvons pas avoir d’utérus artificiel. Ça existe, mais ils sont essentiellement pour les bébés qui naissent prématurément. Donc les bébés qui naissent avant terme, avant 6 mois, peuvent désormais survivre grâce aux utérus artificiels, et continuer à se développer jusqu’au terme. Mais nous n’avons pas d’utérus artificiel qui permette d’implanter un œuf et des spermatozoïdes pour faire un bébé à partir de rien. Nous sommes encore limités, et la meilleure façon de créer un être humain aujourd’hui reste d’avoir une femme humaine, qui porte et accouche d’un nouveau-né. J’ai appris tout ça grâce à un cours que j’ai suivi. C’était pour devenir spécialiste dans les conseils aux victimes d’abus sexuels. C’était un programme de formation d’un mois, et j’ai appris toutes ces histoires sur la reproduction. Et c’était tout à la fois horrifiant, choquant, fascinant, intriguant. Et tout ça se passe maintenant. Toutes ces technologies sont disponibles, si vous avez l’argent. Elles sont là. Il y a beaucoup de choses qui stimulent mon imagination parce que je ne connais pas vraiment la science qui est derrière. Donc je peux imaginer tout ce que je veux. Mais il y a tellement de choses horribles qui se passent dans le monde maintenant, que ça ressemble aussi à de la science-fiction.

Lionel Tran (33 min 06)

Quels sont vos modèles d’écrivains fantastiques ou horrifiques ? Vous nous avez parlé de Stanislas Lem qui est un auteur de science-fiction, quels sont vos modèles horrifiques ?

Bora Chung (33 min 25)

Je n’ai jamais vraiment eu de modèle. Les histoires de fantômes coréens me suffisaient ! Récemment, j’ai eu la possibilité de me rendre en Indonésie et en Malaisie, et j’ai découvert qu’ils ont un fantôme femme qui s’appelle Pontianak. Netflix a fait des films sur elle. C’est une femme morte en accouchant. La légende dit qu’elle a un trou béant dans le dos parce qu’elle est morte en accouchant, et que les gens ont fait un trou dans son dos, et ont sorti le bébé par là. Ce qui, anatomiquement parlant, est impossible, mais bon, c’est comme ça que les légendes marchent ! Cette femme a la voix d’un oiseau, et si elle est tout près, le son est faible et petit, mais si elle est loin, le son va être très fort. Donc, c’est l’inverse de ce qui arrive dans la vie réelle, et c’est comme ça que vous savez où est la Pontianak. Tout dépend du son. Si le son d’oiseau est très très très très doux, alors il faut courir. Je l’aime beaucoup cette Pontianak, parce qu’elle attaque et mange les gens. J’aime les fantômes qui tuent des gens et elle, elle tue les personnes qui abusent des enfants et elle protège ceux qui n’ont pas de parents. Ça, j’aime beaucoup, c’est vraiment le genre de femme que j’apprécie ! Donc mon modèle pour les récits d’horreur, c’est les légendes du monde, je pense, et les légendes et les contes d’Asie. L’Asie a une tradition très riche de légendes.

Lionel Tran (35 min 23)

Quelles sont les sources d’inspiration de vos histoires ?

Bora Chung (35 min 34)

Je collecte dans ma tête de petites scènes de la vie quotidienne. Dans mon livre « La Ronde de Nuit » [qu’elle prononce en français] et, soit dit en passant, je m’excuse pour mon français. J’ai appris le français au XXème siècle, à l’école, et après j’ai appris le russe et le polonais, et ça a complètement ruiné mon français pour toujours. Bon. Donc, la « Ronde de nuit ». Le titre en anglais, « The Midnight Timetable » [le calendrier de minuit], je l’ai trouvé dans une station de bus, pas loin d’où j’habite. Il y avait les horaires pour les bus de nuit en coréen, et en dessous, ils ont mis en anglais « The Midnight Timetable ». J’ai trouvé que c’était un si bon titre pour un livre que je l’ai volé. Ce matin, à l’hôtel, j’ai vu « noir fruits rouges » [qu’elle prononce en français]. Donc black fruits red, mais en français, ça sonne très mystérieux. C’est un peu comme Stendhal ! J’aime bien « noir fruits rouges » [en français, toujours], je l’utiliserai à un moment donné. Et ces petites choses de la vie sont mon inspiration, non, elles me stimulent. Mon inspiration, ce sont les histoires de fantômes, asiatiques, coréennes. Et les gens. Ce que les gens traversent, ce que les personnes handicapées en Corée doivent subir. Ce que les femmes dans des situations malheureuses doivent endurer. Toutes les personnes LGBTQI+ que je connais. Elles ont leurs propres histoires d’horreur. Et les travailleurs. Les ouvriers qui travaillent dans des usines, qui sont parfois licenciés, virés sans raison valable, qui ne sont pas payés pour leur travail. Qui meurent au travail. En Corée, sept personnes meurent au travail chaque jour. Et le gouvernement ne fait strictement rien. [en Corée du Sud, en 2024, le nombre de travailleurs morts annuels était de 2098, soit quasiment 6 par jour, 2016 en 2023, et 2223 en 2022. J’ai en revanche trouvé le chiffre de 7 morts par jour dans un article de 2008. Quoi qu’il en soit, 6 ou 7 par jour, c’est énorme. A titre de comparaison, en 2022, on dénombrait en France 789 morts au travail. Ce qui est l’un des plus hauts chiffres de l’Union Européenne, et j’avoue que je ne m’attendais pas à ce qu’il soit si élevé…]. Ces récits du quotidien sont mon inspiration. Et ils m’énervent et je ne veux pas que le monde soit comme ça. Alors j’écris des histoires où je tue les méchants. Et mes personnages obtiennent la résolution, ou une sorte de conclusion, qu’ils espèrent. C’est pour ça que j’écris des histoires.

Lionel Tran (38 min 24)

Avant que je tende le micro au public pour qu’il puisse vous poser de nombreuses questions, je vais avoir une dernière question. Vous avez des fans dans la salle qui se sont jetés sur votre recueil de nouvelles. Déjà je vais montrer votre prochain recueil de nouvelles, qui n’est pas traduit en français, fabuleux, du niveau de « Lapin Maudit », et très très différent, et tout à l’heure, en vous posant des questions, vous m’avez expliqué que vous écriviez depuis longtemps une nouvelle par mois – parce que je vous demandais comment vous travailliez sur un recueil de nouvelles. Vous m’avez dit : j’écris une nouvelle par mois, et j’ai une collection de nouvelles imposantes – je vous laisserai dire le chiffre, et en fait, je les ai toutes envoyées à l’éditeur, et l’éditeur a puisé dix nouvelles dedans pour faire un recueil. D’après le chiffre, il y a de nombreux recueils de nouvelles de Bora Chung à venir un jour ! Est-ce que vous pouvez nous parler de cette manière de travailler, une nouvelle par mois, et de cette fameuse collection de nouvelles ? Parce que là, je rends certains et certaines complètement hystériques ! Il y a combien de nouvelles ? Vous avez combien de nouvelles écrites de côté ?

Bora Chung (39 min 43)

Je crois que maintenant j’en ai 140. Ok, toutes les histoires ne sont pas de bonnes histoires. Certaines sont assez nulles. Oui, certaines d’entre elles ne verront pas la lumière du jour. Jamais !

Lionel Tran (39 min 58)

Et pour clore, je rajoute une question, et puis je vous tends le micro, est-ce que vous pouvez, ça aussi, ça va donner envie à vos lecteurs, et on l’espère à votre nouvel éditeur français, est-ce que vous pouvez nous parler un petit peu de votre roman, « Red Sword » ? De quoi s’agit-il ? Je crois que c’est un roman de science-fiction, qui a une base historique ?

Bora Chung (40 min 23)

Ok, « Red Sword » [épée rouge]. J’ai enseigné la culture russe, et nous avons commencé à partir du premier contact entre la Russie et la Corée, en 1654, quand la dynastie Qing a mobilisé des tireurs d’élite pour lutter contre l’armée russe. À l’époque, la Russie étendait son territoire vers la Sibérie, et la dynastie Qing a battu les Ming [la dynastie régnant sur la Chine jusque-là] et a commencé à avancer vers le nord. Donc il y a cette lutte au niveau des frontières de la Sibérie. Et les Chinois – la dynastie Qing est Mandchoue en fait, ils ne sont pas Chinois. Si vous demandez à un Chinois, il va vous dire qu’ils ne sont pas Chinois. Bref ! La dynastie Qing avait besoin d’aide, donc ils ont demandé à la Corée, et la Corée n’aimait pas trop la dynastie Qing. Parce que nous, on venait tout juste de récupérer d’une autre guerre, mais les Coréens avaient peur que d’autres ennemis se pointent en Corée. Donc ils ont envoyé des tireurs d’élite, et c’est comme ça que la bataille de l’expédition du nord a eu lieu en 1654 et 1658. Et ça a été une histoire dramatique. Le général coréen qui menait l’expédition pensait – parce que la dynastie Qing lui avait dit que c’était des voleurs du nord qui débarquaient – qu’il allait se retrouver face à quelques groupes de bandits chinois, ou quelque chose du même genre. Et là, imaginez-vous, il voit des gens blancs pour la première fois de l’histoire de la Corée ! Il voit des Russes pour la première fois, tous blancs, et il voit des armes occidentales pour la première fois. Et il réalise, il est surpris.  Il a laissé derrière lui un journal très détaillé, et dans son journal, il écrivait tout ce qu’il vivait, et il était surpris, mais pas effrayé – ce qui montre quel genre de soldat il était. Et il respectait ses adversaires. Il a écrit que ce n’était pas des bandits, mais l’armée réelle d’un autre pays. Tout de suite, il a su à qui il avait affaire et qu’il fallait qu’il change ses plans, et il a gagné la bataille. Il a gagné la bataille mais il a perdu 10 personnes sur 200. Donc, c’était une bonne bataille mais il a pleuré ses soldats. Et il a écrit la liste de tous les soldats qu’il a perdu, leur nom, leur ville d’origine, et il se sentait vraiment coupable de ne pas pouvoir rentrer chez lui avec tous ses hommes en vie. Je pense que ce général, Shin, était une bonne personne. Du côté russe, Onufriy Stepanov a aussi laissé des traces écrites. Et je pense qu’ils étaient tous les deux de très bons soldats, et de très bonnes personnes. Le drame de cette bataille était très émouvant d’une certaine manière. Ces deux adversaires, les Coréens et les Russes, ne se connaissaient pas. Ils ont été jetés dans la bataille par une partie tierce. Et il a fallu qu’ils se battent. Mais ils avaient énormément de respect pour la partie adverse, et les Coréens ont gagné. C’était la première victoire depuis très longtemps. L’arrière -petit-fils du général a lu le journal de son arrière-grand-père et en a écrit une version romancée dans les années 1700, et ça a été un énorme succès en Corée. Dans ce récit, son arrière-grand-père ne dirige plus une armée de 200 personnes, mais de 50 000, et conquiert la Sibérie toute entière. Et, on ne sait pas trop pourquoi, mais les femmes russes sont très belles et montent sur des chameaux. Il y a des crocodiles dans le fleuve de Sibérie, et là, je me suis dit : oh non !

Bref, j’ai voulu introduire cette rencontre avec l’inconnu, cette bataille dans un lieu étrange. Aussi, à l’époque, j’apprenais le kendo [art martial où les combattants luttent avec un sabre en bambou]. J’ai pratiqué le kendo pendant 7 ans, j’aime vraiment beaucoup le combat au sabre ! Donc je voulais mettre beaucoup de combats au sabre dans le roman. Mais c’est de la science-fiction ! Comment est-ce que je cale des combats au sabre dans de la science-fiction ? Alors j’ai mis de la brume, il y a de la brume partout ! On n’y voit rien ! On ne peut pas tirer avec des fusils puisqu’il y a de la brume partout ! Donc, il faut avoir une épée !!

Lionel Tran (45 min 12)

Nous espérons le découvrir en français un jour. Et bien, je vous tends le micro pour poser des questions à Bora Chung.

Question du public (45 min 38)

Bonsoir Mme Chung. J’ai une question très spécifique. Je voudrais vous parler de votre utilisation du dégoût dans certaines de vos nouvelles, dans « La Tête » par exemple, que vous avez choisie pour débuter. Je me suis demandais si vous pouviez parler de votre développement du dégoût et de l’horreur corporel dans vos récits, pourquoi l’utilisez-vous et pourquoi est-ce, peut-être, important pour ce genre ?

Bora Chung (46 min 10)

Merci pour la question. C’est une excellente question, je ne suis pas sûre d’être bien équipée pour y répondre avec sagesse. Il y a des toilettes hantées devant mon université. J’ai écrit l’histoire « The Head » [La Tête], pour une compétition littéraire lorsque j’étais étudiante à la fac – mon université a encore ce concours. Les catégories sont la poésie, la nouvelle, la critique littéraire, et la pièce de théâtre. Je déteste la poésie, je ne sais pas faire de critique littéraire, et je n’écris pas de pièce de théâtre, donc je me suis dit que j’allais écrire une nouvelle pour gagner l’argent. C’était 1000 $ à l’époque, aujourd’hui c’est à peu près 3000 $. Donc je voulais l’argent, et devant le métro, il y a un WC public. Les métros coréens, comme je l’ai dit, ont des WC publics, et certains d’entre eux sont hantés, et la station de métro de mon université était connue pour ses WC hantés Il y a des légendes urbaines très drôles en Corée, comme celle qui dit qu’une main sort du WC avec du papier toilette et  demande « Voulez-vous la feuille rouge ou la feuille bleue ? » Et on doit choisir la bonne feuille sinon on meurt. Donc, j’ai grandi avec ces histoires absurdes sur les toilettes, les salles de bain, et j’avais ces WC hantés devant l’université où je me rendais tous les jours. Et personne ne parle du corps des femmes, ou, en tout cas, personne n’écoute vraiment. Mon vécu, mon impression était que, lorsque j’avais 20 ans et quelques, personne n’écoutait les femmes. Et j’ai découvert, avec tristesse, que c’est assez universel. Nous avons toutes entendu l’expression « elle est folle », ou « les femmes sont trop émotives, les femmes sont hystériques ».  On dénigre les opinions des femmes, leurs expériences, leurs expressions dans la vie, que ces expressions soient importantes ou pas, elles sont simplement rabaissées. Elles sont rabaissées simplement parce qu’elles viennent d’une femme. « Elle est hystérique », « elle verse trop dans l’émotion ». Et mon histoire « The Head » parle de cela. Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas du tout dans la vie de mon personnage. Premièrement, tout est honteux, parce que ça se passe dans la salle de bain, et ensuite, personne ne veut l’écouter parce que c’est une femme.

Question du public (49 min 15)

On a évoqué le fait que vous faisiez une nouvelle par mois. Combien de temps passez-vous à la préparation de la nouvelle et combien de temps vous écrivez ?

Bora Chung (49 min 32)

Alors, une nouvelle par mois, c’était quand j’étais plus jeune. Maintenant, je suis vieille et fatiguée, donc je n’écris plus aussi rapidement. Actuellement, il me faut deux, trois mois pour penser à une nouvelle, mais ça me prend un jour, peut-être trois pour écrire. Ça me prend beaucoup de temps de composer, de préparer, mais l’écriture, en réalité, ne prend pas tant de temps.

Question du public (50 min 11)

Je voudrais en savoir plus : vous avez parlé d’un séminaire que vous avez suivi, une formation pour savoir conseiller les personnes qui avaient subi des abus, et vous avez fait un parallèle avec les nouveaux systèmes de reproduction. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Bora Chung (50 min 29)

C’était en 2019, donc juste avant que la Cour Constitutionnelle en Corée décrète que l’interdiction de l’avortement était anticonstitutionnelle. Donc lorsque je suivais ce cours, il y avait encore l’interdiction de l’avortement. Moi, je n’ai jamais été enceinte, donc je ne savais pas que la technique pour réaliser un avortement était la même technique que pour les grossesses sélectives. Donc, pour une fécondation in vitro par exemple, le médecin insère autant d’ovules fertilisés que possible dans l’utérus de la femme. Donc, théoriquement parlant, si tous les ovules qui sont fertilisés créent un bébé, la femme pourrait très bien avoir des jumeaux multipliés par cinq. Elle pourrait être enceinte de cinq, six, sept bébés en même temps. Ce n’est pas viable, bien sûr, ce n’est pas possible, ce n’est pas bon pour la mère, pas bon pour les bébés. Donc, le docteur devra choisir quelles sont les cellules fertilisées que l’on garde, et quelles sont les cellules fertilisées qu’on enlève. Et c’est exactement la même technique qui est utilisée pour l’avortement, et pour enlever un ovule qui est devenu un fœtus. Je ne savais pas ça. Et comme les avortements étaient interdits en Corée, cette technique n’a pas été pleinement développée, parce qu’il était illégal pour les gynécologues de développer ce genre de technique. Ça a un impact sur la santé des femmes, en règle générale. Quand une femme a une grossesse qui ne se passe pas à l’intérieur de l’utérus, il y a un terme pour le décrire, je ne le connais pas, [grossesse extra-utérine], lorsque c’est le cas, lorsque le fœtus est mal positionné, il faut se débarrasser de l’ovule, sinon il y aura un problème. C’est la même technique qui est utilisée. Et on a besoin de cette technique pour pouvoir prendre soin du corps des femmes. Mais à cause de l’interdiction de l’avortement, les recherches sur cette technique ont stoppé dans les années 50. Maintenant la loi devrait changer, puisque l’interdiction de l’avortement a été décrétée comme étant anticonstitutionnelle il y a six ans. Donc les tribunaux et le système judiciaire auraient dû changer le droit pénal ainsi que la loi spécifique concernant la santé des mères et des enfants. Cette loi s’appelle la loi pour la santé de la mère et des enfants, mais la loi reste la même, elle n’a pas évolué [après que l’avortement ait été décrété anticonstitutionnel, en 2019, l’Assemblée Nationale devait valider les révisions de la loi avant le 31 décembre 2020. Rien n’a été voté, les articles du Code pénal criminalisant l’avortement sont donc devenus, de fait, nuls et non avenus. Mais effectivement, aucune loi ne semble encadrer clairement cette nouvelle législation…]. Donc les obstétriciens et les gynécologues ne savent pas quoi faire en Corée, parce que l’interdiction a disparu, mais la loi reste. Donc les femmes vont voir des médecins pour leurs problèmes, mais les médecins ne savent plus ce qu’il est légal de faire ou pas. J’ai appris tout ça, ce bazar, et sur le « plan B », le médicament qui interrompt la grossesse, le médicament pour l’avortement. Tout de suite après que l’interdiction de l’avortement soit décrétée anticonstitutionnelle, j’ai vu sur les réseaux sociaux des comptes qui sortaient de nulle part disant « Vente de pilule d’interruption de grossesse ». Et ce n’est pas régulé en Corée. Donc ce sont tous de faux comptes et on ne sait pas du tout ce qu’ils vendent. Ça peut aussi bien être des vitamines, qu’un médicament qui va effectivement vous aider dans un sens ou dans l’autre avec votre grossesse. Mais ça pourrait aussi être de la mort-aux-rats, qui sait ? Personne ne sait, et rien n’est réglementé parce que la loi reste identique, et le gouvernement coréen ne fait rien depuis six ans. Et les femmes tuent leurs bébés et les femmes meurent, il y a tellement de tragédies, et le gouvernement ne bouge pas. Donc, ce sont ces récits, ces récits horribles, inimaginables que mes professeurs ont vu, entendu, ont vécu avec les victimes, que j’ai entendu.

Question du public (55 min 20)

Dans « La Ronde de nuit », j’ai remarqué qu’il y avait beaucoup de personnages qui n’étaient pas référés avec leur prénom. Ça va être par rapport à leur titre, comme le père de la fille, la mère, l’ancienne. Est-ce que c’est fait exprès ? Est-ce que c’est fait, enfin, qu’est-ce que vous vouliez que ça fasse au lecteur, comme effet ?

Bora Chung (55 min 50)

Je n’aimais pas l’idée d’attribuer un nom à tous les personnages, parce qu’à partir du moment où j’attribuais un nom, j’avais l’impression que l’histoire n’était pertinente que dans le contexte de la vie de la personne en question, ou qu’il n’y avait que cette personne qui avait traversé tel ou tel événement. Ne pas donner de nom me permettait d’avoir l’impression que l’histoire était plus universelle. Mais, au fur et à mesure que les histoires s’allongeaient, j’ai commencé à ne plus savoir qui était qui. Et après avoir suivi ce cours que je viens de décrire, je me suis rendue compte qu’il y a des personnes qui ne sont pas « il » ou « elle ». Il y a des personnes qui ne se reconnaissent pas dans un pronom donné, ou qui ont de multiples pronoms, et la langue coréenne ne tient pas encore compte de ça. Alors je me suis dit que, peut-être, donner un nom était la façon de les respecter. Et que je serai moins perdue. Donc, ces temps-ci, je donne des noms.

Lionel Tran (56 min 55)

Et nous allons arrêter sur ces mots. Bora, merci, merci mille fois pour toute l’énergie que vous nous avez donnée, tout ce que vous avez partagé, pour toutes les histoires qu’on a envie de lire, pour toutes les histoires à venir et pour tout ce que vous nous avez donné dans vos textes. Merci beaucoup.

Bora Chung (57 min 19)

Merci beaucoup [en français !]. Merci beaucoup.

Et ainsi s’est achevée cette rencontre avec Bora Chung.

Epilogue

Il était ensuite possible de se faire dédicacer ses livres, et vous pensez bien, je ne me suis pas fait prier !

Vous avez vu comme il est mignon ce petit lapin (garanti sans malédiction) !

Je suis ressortie assez enchantée de cette rencontre. Déjà parce que j’ai trouvé cette opportunité d’écouter Bora Chung vraiment exceptionnelle (merci encore à la Villa Gillet et aux Artisans de la Fiction pour cet événement), et ensuite parce que ça éclairait aussi la lecture de ses recueils. Certaines nouvelles ont pris un autre sens, ou plutôt, j’ai entrevu d’où venait leur sens.

Bora Chung cite aussi beaucoup de références, d’histoires, d’auteurs, d’événements historiques, et pour cette transcription, je me suis plongée dans tout ça, et j’ai encore découvert et appris mille et une choses. J’ai très hâte de progresser en coréen pour regarder un épisode de « Hometown of Legends », et surtout, je croise les doigts pour que ses autres romans soient bientôt traduits !

감사합니다 Bora Chung !

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