Monsieur Han, de Hwang Sok-yong

Monsieur Han ? Vos papiers svp 🥸

Titre original : 한씨 연대기
Autrice : Hwang Sok-yong
Genre : drame historique
Parution : 1970 (Corée du Sud)
Version française : Zulma, 2002
Traducteurs : Choi Mikyung, Jean-Noël Juttet
Nombre de pages : 128

Ecrit en 1970 et publié en français en 2002 aux éditions Zulma, « Monsieur Han » est dans un premier temps paru sous forme de feuilleton. Hwang Sok-yong est alors un auteur déjà reconnu, détenteur d’un prix de littérature pour sa première nouvelle, “입석부근” (qui se traduit par « près de la borne qui marque la frontière », si je me réfère au titre anglais : « Near the marking stone ») en 1962.

Né en 1943, la vie de Hwang Sok-yong est impactée par les différents événements politiques et militaires de son époque. Et comme bon nombre de personnes, il a été balloté au gré des conflits.

Hwang Sok-yong, une histoire dans l’Histoire

Je me rends compte que l’histoire de cette partie du monde m’est quasi étrangère. J’ai un peu honte, mais bon, il n’est jamais trop tard pour rattraper son retard. Donc c’est parti pour un topo sur le contexte politique. Je vais essayer d’être concise, mais chaque événement étant une conséquence d’un événement antérieur, je ne vous raconte pas combien d’onglets sont ouverts dans mon navigateur, et la prise de notes va bon train. Nous allons donc survoler ensemble l’annexion de la Corée par le Japon, puis la division de la Corée, le soulèvement de Jeju, la guerre de Corée, et ses suites. Gros programme !

Voici d’ailleurs une petite frise chronologique reprenant les grandes lignes, confectionnée par mes mains délicates. Comme c’est écrit en tout petit, un clic, et l’image s’agrandit. Ça permet de prendre ses repères dans ce longuissime article qui va suivre (et de rafraîchir la mémoire de ceux qui, comme moi, ont manifestement raté quelques cours d’histoire), et surtout, ça annonce la couleur (oui, c’est plutôt sombre, alors j’ai contrebalancé avec de jolies couleurs pastels).

Vous êtes prêts ? Alors accrochez vos ceintures, nous remontons dans le temps !

Annexion de la Corée à l’empire du Japon (1910-1945)

De 1392 à 1910, c’est la fameuse période Joseon en Corée. Rois et empereurs de la dynastie Yi occupent le trône. Dès 1905, à l’issue de la guerre russo-japonaise (1904-1905), et dont l’empire du Japon sort victorieux, la Corée est placée sous protectorat japonais, avec la signature du traité d’Eulsa. Le traité donnait au Japon le droit de gérer la politique extérieure et la défense de la péninsule.

Un premier traité d’annexion en 1907, puis un second en 1910 confirme la mainmise de l’empire du Japon sur l’empire de la Corée. Ce traité d’annexion signé sous la contrainte devient effectif le 29 août 1910, jour appelé Gukchi-il (국치일), « le jour de la honte nationale ». La Corée annexée devient 11 provinces soumises à une administration copiée sur le modèle japonais. Les années de la colonisation de la Corée semblent rester, sans grande surprise, et encore aujourd’hui, douloureuses, je ne veux pas trop rentrer dans les détails à vrai dire, j’ai peur de dire des bêtises à propos d’une histoire que je ne maîtrise pas, et je m’en voudrais de la dénaturer. En revanche, je vous recommande la lecture du site histoiredujapon.com, sur lequel se trouve un long article très détaillé sur la colonisation de la Corée.

Point Hwang Sok-yong :
Pour en revenir à notre auteur, j’ai lu que ses parents, tous les deux nés en Corée du Nord, qui n’était à l’époque « que » le nord de la Corée, avaient fui lors de la colonisation japonaise pour trouver refuge en Mandchourie. Mais à partir de 1931, la Mandchourie passe sous contrôle japonais qui poursuit sa politique expansionniste initiée avec l’annexion de la Corée en 1910. Les Japonais y créent un nouvel État, le Mandchoukouo.

carte du Mandchoukouo

C’est donc à Changchun, renommée Xinjing (« nouvelle capitale ») que Hwang Sok-yong voit le jour, en 1943.

L’État du Mandchoukouo est envahi par les troupes soviétiques en août 1945, suite à la défaite du Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’État du Mandchoukouo est dissous.

Fin de la Seconde Guerre Mondiale et division de la Corée (1945-1948)

Alors que la Seconde Guerre Mondiale n’était pas encore terminée, la décision d’une division de la Corée avait déjà été prise par les Alliés. La division établie au 38ème parallèle a été faite dans l’urgence par deux officiers américains. Elle coupait le pays en deux moitiés à peu près égales, et surtout gardait Séoul, la capitale, sous contrôle américain. Les Soviétiques acceptent la répartition le 17 août 1945. Cette division et cette mise sous tutelle de la Corée ne devaient être que temporaires, juste le temps de laisser la Corée se remettre et établir un gouvernement. En effet, l’empire du Japon ayant capitulé, il renonçait également à ses colonies. La Corée était donc, de fait, « indépendante ».

Point Hwang Sok-yong :
En 1945, la famille de Hwang Sok-yong retourne dans la partie nord de la Corée, à Pyongyang
, d’où est originaire la mère de Hwang Sok-yong.

Guerre froide et élections

Alors que la guerre froide commence à s’installer entre les USA et l’URSS, la commission américano-soviétique échoue à négocier un accord permettant la création d’un État coréen indépendant unique. Dès 1946, il n’est plus possible de traverser le 38ème parallèle sans un permis. Dans le Sud sous contrôle américain, des élections sont tenues en mai 1948, et la République de Corée est proclamée le 15 août 1948 dirigée par Syngman Rhee. En septembre 1948, la partie nord devient la République populaire de Corée dirigée par Kim Il-sung (le grand père de l’actuel dirigeant de la Corée du Nord, Kim Jong-un).

Tout ceci ne se fait pas dans la douceur. Je résume parce que c’est complexe, mais en gros, les deux parties se mettent des bâtons dans les roues, et les élections sont tenues sur fond de contrainte et de violence. Les Coréens eux-mêmes ne soutenaient pas ces élections séparées, et des manifestations éclatent en février 1948. La violence et la répression atteignent un sommet lors du soulèvement de Jeju.

Point Hwang Sok-yong :
La Corée du nord étant devenue communiste, la famille de Hwang Sok-yong déménage à Séoul, dans le quartier industriel de Youngdeunpo.

Le soulèvement de Jeju (1948-1949)

L’île de Jeju se situe au sud de la Corée, à 83 km de la péninsule.

Aujourd’hui destination prisée des touristes pour ses magnifiques plages et ses panoramas volcaniques, l’île a été le théâtre d’un des événements les plus sanglants de l’histoire de la Corée du XXème siècle : le soulèvement de Jeju.

Considéré par certains historiens comme le véritable début de la guerre de Corée, le soulèvement de Jeju est une rébellion populaire contre le gouvernement militaire américain, organisée à l’origine par le Parti des travailleurs de Corée du Sud (né d’une fusion des communistes et des socialistes coréens), et dont les différents épisodes ont été particulièrement meurtriers.

Dès 1947, les habitants de Jeju avaient manifesté contre la tenue des élections, pensant qu’elles viendraient entériner définitivement la division du pays. La police avait repoussé la foule, faisant 6 morts parmi les manifestants. Une grève générale est organisée en février 1948 par le Parti des Travailleurs de Corée du Sud. A ce moment, il y avait au moins 60 000 membres du parti sur l’île, et des milliers de partisans. Ils n’ont pas seulement fait grève, mais aussi attaqué des installations gouvernementales. Les policiers, appuyés par des groupes paramilitaires anticommunistes, appliquent une répression brutale. Ces conflits dureront jusqu’en mars 48, et sont le prélude en quelque sorte à l’escalade de violence qui suivra.

Car c’est le 3 avril 1948, à l’approche des élections, que les choses s’enveniment : une action collective, impliquant des milliers de rebelles du Parti des Travailleurs de Corée du Sud et des sympathisants, est lancée contre des policiers ainsi que des politiciens. Des postes de police sont attaqués, une trentaine de policiers est tuée. Après des négociations infructueuses entre le commandant des forces de police et le chef rebelle Kim Dal-sam, les violences s’intensifient sur l’île et se poursuivent pendant les élections de mai 1948, qui voient Syngman Rhee, un allié des États-Unis, accéder à la présidence.

En novembre 1948, Syngman Rhee proclame la loi martiale. Elle est utilisée non seulement pour restreindre les droits civils, mais aussi comme une arme pour justifier le massacre de civils. Les forces de police sur place, appuyées par des contingents de l’armée sud-coréenne, appliquent alors une répression féroce. Une guérilla s’installe, et les combattants se réfugient dans les montagnes, ou dans les réseaux de grottes de l’île. Les villageois qui fuient les combats n’ont souvent pas d’autre choix que de se réfugier également dans les hauteurs, et malheur à eux s’ils sont découverts par la police, ils deviennent de facto de possibles rebelles communistes.

Et la répression par les forces de police est féroce. Expéditions punitives, exécutions arbitraires, arrestations, massacre, des milliers de communistes, ou suspectés communistes, ainsi que des civils sont tués ou arrêtés. Je n’arrive pas à trouver le nombre « précis » de victimes. Selon Wikipédia il y aurait eu entre 14 000 et 60 000 personnes tuées, sur d’autres sites, j’ai trouvé 30 000 victimes. Quoi qu’il en soit, ces chiffres donnent le vertige. La population de l’île à l’époque était de 300 000 personnes, c’est donc une immense partie de la population qui a été décimée. A cela s’ajoute environ 40 000 personnes qui s’enfuient au Japon. Certains d’entre eux créent même une « Jeju Town » à Osaka.

Ce massacre de l’île de Jeju a longtemps été passé sous silence. Pendant près de 50 ans, mentionner cet événement était un crime passible de torture et d’une peine de prison. De fait, les atrocités commises sur l’île et leur ampleur resteront inconnues pendant tout ce temps. Il faudra attendre 1995 pour qu’un comité soit créé pour enquêter sur les massacres, et 2003 pour qu’un président, Roh Moo-hyun, se rende sur l’île et prononce des excuses.

« 대한 정부의 사과와 희생자 명예회복 그리고 추모사업의 적극적인 추진을 건의해 »

« Nous proposons des excuses de la part du gouvernement coréen, le rétablissement de l’honneur des victimes et une promotion active des projets mémoriels. »

Extrait du discours du président Roh Moo-hyun, prononcé lors d’une rencontre avec les habitants de Jeju le 31 octobre 2003.

Un « Parc de la paix » a vu le jour en 2008, lieu de mémoire pour les victimes, et de recueillement pour leurs familles.

La date du 3 avril est commémorée chaque année, et depuis 2014, est devenue une journée nationale de mémoire. Elle se nomme « 제주 4·3 사건« , 제주 = Jeju, 4·3 = avril 3, 사건 = sagon, que l’on peut traduire par incident, événement, cas.

Documentaire spécial 70e anniversaire Jeju 4.3 « Ce jour-là » / Diffusé sur la chaîne KBS le 03/04/2018. Il est possible d’activer la traduction automatique des sous-titres, bon, ça n’est pas super au point, mais les images parlent d’elles-mêmes.

Pourtant, la lutte des victimes ou des familles de victimes pour leur réhabilitation perdure, et toute la vérité autour du sort des disparus n’a pas encore été faite. La douleur et le ressentiment semblent encore à vif.

A lire, cette étude sur la manière dont les holomongs, les mères veuves survivantes de l’île de Jeju, se souviennent, se représentent le soulèvement du 3 avril 1948, et qui contient cette phrase terrible : « Comment puis-je parler de tout ? Je dois… mais je ne peux pas ! »

Affiche de la commémoration des 70 ans du 제주 4·3 사건

A noter aussi que « Impossibles Adieux« , le livre d’Han Kang, parle de cet épisode douloureux du soulèvement de Jeju.

Ceci est un entracte

Et là, je me rends compte que je me suis lancée dans un historique politique de la Corée. Je ne l’avais pas vu venir, enfin, je ne pensais pas que je rentrerais autant dans les détails. Mais cette histoire me semble si importante et cruciale pour replonger « Monsieur Han » dans son contexte (oui parce que, je ne sais pas si vous vous souvenez, mais à la base on devait parler d’un roman hein) que je ne peux pas m’empêcher 1. de me renseigner pour satisfaire ma propre curiosité, 2. de vous partager les infos pour satisfaire la vôtre, que je sais débordante. Vous pouvez profiter de cette petite parenthèse pour attraper un verre d’eau, ou faire un rapide tour aux waters, parce que la suite s’annonce encore bien corsée.

C’est bon ? Vous êtes de retour ? Vous vous êtes lavés les mains ? Très bien, alors on continue.

La guerre de Corée (1950-1953)

Nous sommes donc en 1950. Au sud, nous avons la République de Corée, sous influence occidentale et reconnue par l’ONU, au nord, la République démocratique populaire de Corée, sous influence communiste.

Dès 1948, Kim Il-seong, le leader nord-coréen, avait décidé de prendre les devants, et de réunifier la Corée par les armes, les tentatives diplomatiques ayant échoué. Sollicité, Staline refusa d’abord, désireux de conserver la paix à ses frontières. Mais la victoire de Mao (la République populaire de Chine a été proclamée en 1949), et le succès de la bombe atomique soviétique modifièrent la vision stratégique de Staline. Il donne la permission de l’invasion en avril 1950.

Le 25 juin 1950, à 4h du matin, 600 000 soldats de l’armée de la République démocratique populaire (le nord donc), franchissent la frontière et progressent en direction de Séoul, prise 3 jours plus tard. Soutenue, formée, armée par l’URSS, l’armée du nord est aguerrie et bien équipée, ce qui n’est pas le cas au sud.

Harry Truman, le président des États-Unis condamne l’agression, et saisit le conseil de sécurité de l’ONU (toute jeune, puisqu’elle a été instituée en 1945). La peur d’une troisième guerre mondiale se profile, l’ONU vote des sanctions contre la Corée du Nord (en l’absence du représentant soviétique qui boycotte le conseil car la République Populaire de Chine n’est pas représentée à l’ONU), et confie aux USA le commandement d’une force onusienne. De nombreux pays participent, dont les États-Unis, bien sûr, la Grande-Bretagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, l’Afrique du Sud, la Thaïlande, la Colombie et l’Ethiopie, la Grèce et la Turquie, les Philippines et le Luxembourg. Bref, de nombreux pays.

En août, les troupes du Nord conquièrent quasiment l’ensemble de la Corée, à l’exception de la zone autour de la ville de Busan. Mais le 15 septembre, les forces onusiennes, emmenées par le général MacArthur lancent une contre-offensive et débarquent à Incheon, le port de Séoul, derrière les lignes ennemies. L’opération Chromite, une opération amphibie, prend l’armée du nord à revers. Les armées du Sud et de l’ONU reprennent Séoul. Le 19 octobre, ils prennent Pyongyang (au nord), et le 26, atteignent la frontière de la Chine.

La Chine, voyant la menace arriver un peu trop près de ses frontières, entre en guerre aux côtés de la Corée du Nord et envoie près de 200 000 soldats en renfort. Les combats reprennent de plus belle, et l’armée du Nord reprend Séoul en janvier 1951.

MacArthur, le commandant américain propose au président Truman de bombarder la Chine, en recourant, s’il le faut, à la bombe atomique. Le président refuse, et le limoge. Il est remplacé par le général Ridgway. En mars, nouvelle contre-offensive de l’armée du Sud et de l’ONU, Séoul est encore reconquise. Le front se stabilise de part et d’autre du 38ème parallèle. Les combats se concentrent dans cette région, c’est une guerre d’usure qui s’installe, une guerre des tranchées.

Durant l’été 1951, des négociations de paix débutent, mais les deux parties n’arrivent pas à s’entendre. Il faudra attendre deux ans, et la mort de Staline le 5 mars 1953 pour qu’elles aboutissent. L’armistice est signé le 27 juillet 1953, dans le village de Panmunjeom, mettant fin à des combats ayant faits des millions de morts, soldats comme civils.

< Evolution de la ligne de front durant la guerre de Corée

L’armistice débouche sur la création d’une zone démilitarisée, un bandeau de terre de 4 kilomètres de large qui traverse la péninsule d’Est en Ouest sur 247 kilomètres et sépare ainsi les deux Corées. Aujourd’hui encore, la « DMZ » (Demilitarized Zone) est lourdement défendue, avec de nombreux dispositifs militaires de part et d’autre de la ligne. Des mines sont encore enfouies dans le sol, et les accès sont strictement contrôlés. C’est une zone uniquement parcourue par les militaires, et un lieu de friction entre nord et sud.

Malgré un réchauffement des relations diplomatiques en 2018, avec en point d’orgue la rencontre entre Moon Jae-in, le président sud-coréen, et Kim Jong-un, le leader nord-coréen, et la signature de la Déclaration de Panmunjom (un accord de coopération pour mettre officiellement fin à la guerre de Corée et au conflit coréen, et des efforts en vue de la dénucléarisation de la péninsule coréenne), une escalade de provocations militaires et de décisions politiques font que cette déclaration est suspendue en 2023 au nord, et en 2024 au sud.

En février 2025, Kim Jong-un ordonne la démolition du centre de réunion du mont Kumgang, un lieu qui permettait à quelques familles séparées au nord et au sud par la guerre de Corée, de se retrouver pendant quelques jours, grâce à un tirage au sort. Les dernières retrouvailles avaient eu lieu en 2018, mais il est probable qu’avec la destruction du centre, elles ne se reproduisent plus.

Je ferme ce long et triste chapitre sur la guerre de Corée.

Et la vie de Monsieur Han alors ?

Oui, revenons à nos moutons. L’histoire commence dans une vieille maison, occupée par 4 ménages : les Min, les Byon, une veuve qui vit seule, et un vieux monsieur solitaire, qui a emménagé en avril 1968. D’allure misérable, arrivé sans meuble, sans vaisselle, sans rien d’autre qu’une valise toute cabossée, il est tout cracra (il a une verrue moche, il est sale, etc). Les voisins évitent ce monsieur silencieux à la mine sombre qui ne leur inspire pas confiance. Et qui semble seul au monde, même s’il a peut-être une fille, et un « camarade » : Bak, qui fabrique des cercueils.

Mais un jour monsieur Han fait une chute. Bien forcés, moins par compassion que pour prouver qu’ils sont de bons voisins, ses voisins lui prêtent secours, et découvrent sa chambre. Désordonnée, sale, elle est finalement à l’image de son propriétaire. Lorgnant sur sa chambre, qui de fait, sera sûrement bientôt vacante, les voisins commencent à la vider au fur et à mesure. Au feu les vieux vêtements, à la poubelle la vieille valise. La seule chose qui semble encore valoir quelque chose, peut-être, c’est un vieux sac en cuir dans lequel les voisins retrouvent, ô surprise, un stéthoscope et un carnet qui contient des noms, et trois adresses. Ce monsieur était peut-être finalement moins seul au monde qu’ils ne le pensaient. Un télégramme est envoyé à chacune des adresses.

Les trois personnes répondent à l’appel et se rendent au chevet du vieillard, qui décède dans la foulée. Il s’agit du docteur So, un ancien collègue de notre héros décati, de sa sœur, et de sa fille, comme nous l’apprendrons plus tard. Le docteur et la sœur ont l’accent du nord. Nous comprenons donc que monsieur Han est né au nord du pays, et que sa vie a été (comme celle de l’auteur, et de probablement de milliers de personnes) bringuebalée au rythme des changements politiques de la Corée. On apprend que Han venait de Pyongyang, au nord de la Corée, et qu’il y avait une femme. Qu’il a fait des études de médecine. Et qu’apparemment, il a risqué de se faire fusiller lorsque les forces du Sud ont repris Pyongyang. Et ainsi, alors que les confidences des visiteurs résonnent dans la nuit, nous nous éloignons du présent et plongeons dans la vie passée de monsieur Han.

Je ne vous la raconterai pas, je vous en ai déjà longuement raconté le contexte. Le livre fait une centaine de pages, et vaut la peine d’être lu (et là je réalise que ce sont toujours les romans les plus courts qui me prennent le plus de temps ! C’était pareil pour « Kim Jiyoung, née en 1982 » de Cho Nam-Joo. C’est une nouvelle mais j’ai fait un article de 20 km pour expliquer le contexte. C’est fou ça quand même ! Petits livres, histoires percutantes !).

Pour résumer, nous suivrons la vie d’un homme qui, toujours, essaiera de rester fidèle à ses convictions. Ça ne lui portera pas chance, comme on s’en doute. Refusant de flatter les puissants, ou de les arranger, il s’attirera les foudres du pouvoir en place. Contraint de s’enfuir en pleine guerre de Corée, et devant laisser sa famille derrière lui, il se réfugiera au sud, seul, et sans situation. Il réussira néanmoins à se rapprocher de quelques anciens collègues médecins, mais surtout, se retrouvera embarqué dans des combines, qu’il condamne certes, mais auxquelles il finira malgré tout mêlé. Suspecté au nord d’être un déserteur réfugié au sud, suspecté au sud d’être un espion du nord, sa vie est un numéro d’équilibriste, et monsieur Han manque cruellement de souplesse.

Pour finir, monsieur Han porte le même nom que le fleuve Han, fleuve qui sépare la Corée du Nord de la Corée du Sud. Situé en pleine zone démilitarisée, il est formé par la réunion de deux rivières, le Han du Sud et le Han du Nord. Un nom donc, plein de sens.

Et celle de notre auteur ?

A vrai dire, j’ai eu du mal à trouver des informations sur la vie de Hwang Sok-yong pendant la guerre. Sa famille est installée au sud depuis 1948, et il avait 10 ans à la signature de l’armistice, en 53. Je retrouve sa trace en 1962, car il fait ses débuts littéraires avec la nouvelle “Near the Marking Stone” pour laquelle il reçoit un prix, comme je le disais en intro de cet article (oui, c’est tout en haut). En 1966, il intègre le corps des Marines de l’armée américaine, et est envoyé au Vietnam, où il est chargé du « nettoyage« , de l’effacement des preuves de massacres de civils après les bombardements américains. Il revient ensuite en Corée. En 1970, il écrit « La Pagode », qui se base sur ses expériences au Vietnam, et pour laquelle il reçoit un autre prix. Sa carrière d’auteur débute. Il écrira de nombreux ouvrages tout au long des années 70 (dont Monsieur Han !), devenant un écrivain reconnu en Corée du Sud. Il se lance également dans l’activisme, en prenant position contre le gouvernement du président d’alors, Park Chung-hee.

Vous reprendrez bien un peu de contexte ? Mais si, je vous assure, ça se mange sans faim. Euh… Sans fin, je voulais dire

Ayant pris le pouvoir par un coup d’état en 1961, Park Chung-hee faisait régner sur la Corée du Sud un régime autoritaire. Assassiné en 1979, c’est Chun Doo-hwan qui lui succède (via un coup d’état, encore), et instaure une dictature. Cette période, à partir des années 70 est marquée, d’une part, par le « miracle économique » qui fait se hisser la Corée du Sud parmi les puissances économiques, mais d’autre part, par la répression des mouvements syndicaux, de la liberté d’expression, et l’usage généralisé de la torture. En mai 1980, des étudiants et des syndicats manifestent contre le régime en place, pour procéder à la démocratisation du pays, lever la loi martiale qui courait encore, augmenter le salaire minimum, et développer la liberté de la presse.

Gwangju uprising

La réaction ne se fait pas attendre, des mesures répressives sont prises, et des militaires sont envoyés pour contrer le mouvement. Des hommes politiques sont arrêtés, les universités sont fermées, la presse est censurée, la ville de Gwangju, bastion de l’opposition, est particulièrement ciblée.

Policiers, parachutistes, soldats, chargent les étudiants, qui se défendent en leur lançant des pierres. Les combats s’intensifient, et quelques jours plus tard, le soulèvement est maté. Cet épisode sera nommé « le soulèvement de Gwangju« , et le nombre de morts n’est, encore une fois, pas clairement défini. Le gouvernement avait établi un compte de 144 civils, 22 soldats et 4 policiers tués. Chiffres non contestables sous peine d’arrestation. Mais d’après les estimations, il y aurait eu entre 1000 et 2000 morts entre le 18 et le 27 mai. Il faudra attendre des années pour que la lumière commence à percer sur cet événement. C’est en 1997 que le 18 mai est déclaré jour national de mémoire, et en 2020 qu’une commission est créée pour enquêter sur la répression et l’usage de la force militaire. A lire, cet article très complet et très bien illustré sur le soulèvement de Gwangju.

Cet événement restera marquant pour la population coréenne, et inspirera de nombreuses œuvres et de nombreux auteurs.

Ah oui, de nombreux auteurs, comme qui par exemple ?

Merci lecteur, lectrice, de poser cette question, car cela me permet de faire une habile et spontanée transition.

Notre auteur, Hwang Sok-yong, écrira en 2000 (publié en français en 2005) « Le Vieux Jardin », roman ayant pour toile de fond l’histoire récente de la Corée, et particulièrement le soulèvement. Ce roman sera adapté en film quelques années plus tard. A lire, cet article sur le roman publié dans le Monde en 2005.

En effet, Hwang Sok-yong a toujours été un auteur engagé, ce qui lui a même valu d’être emprisonné lorsqu’il se rend illégalement en Corée du Nord en 1989, afin de promouvoir les échanges entre artistes sud et nord-coréens. Les services secrets considèrent alors Hwang Sok-yong comme un espion, et l’écrivain décide de s’exiler volontairement à New-York puis en Allemagne, plutôt que de retourner en Corée du Sud. Il ne reviendra à Séoul qu’en 1993, et sera immédiatement condamné à 7 ans d’emprisonnement pour atteinte à la sécurité nationale (les sud-coréens ayant interdiction d’avoir des contacts avec les nord-coréens). Pendant son incarcération, il entamera huit grèves de la faim, pour protester contre l’interdiction d’avoir de quoi écrire, et dénoncer une alimentation insuffisante. Il sera finalement libéré en 1998, gracié par Kim Dae-jung, président alors nouvellement élu.

Et aujourd’hui ?

Depuis, Hwang Sok-yong a écrit une quinzaine de romans, pour la plupart traduits en français ou en anglais. Son dernier roman, dont le titre en anglais est « Mater 2-10 », est sorti en 2023. L’ouvrage relate 100 ans d’histoire de la Corée vécue à travers le parcours d’une famille, de la colonisation par le Japon jusqu’à la Corée ultra moderne d’aujourd’hui, en passant par l’épisode douloureux de la guerre de Corée et la division du pays. A écouter, ce podcast de Radio France consacré au livre.

Je vous conseille la lecture de cet entretien de 2016, en anglais : Korean Litterature Now (on y apprend entre beaucoup d’autres choses que ses premières lectures ont été « L’homme au masque de fer », puis « Le comte de Monte-Cristo », de Dumas. Cocorico !). Ou encore cette vidéo de 2020 (il a alors 78 ans), enregistrée lors du Seoul International Writers’ Festival (oui, il y a des sous-titres anglais !). L’écrivain y parle de sa vie, ses expériences, ses lectures, et sa vision du monde. Je le trouve fascinant cet homme, et il s’exprime (du moins, d’après les sous-titres) avec beaucoup de clarté et de poésie, mais aussi parfois d’humour.

Le thème du festival cette année-là était « Writing Tomorrow ». Je trouve ça touchant d’inviter cet auteur de presque 80 ans à s’exprimer sur ce sujet. Cela prouve qu’il est considéré comme un auteur relatant des histoires du passé qui résonnent encore dans l’actualité, totalement connectées au présent, et donc a fortiori, au futur.

Il cite d’ailleurs Dante : « Ainsi, tu peux comprendre que pour nous mourra toute connaissance, de ce moment où sera fermée la porte de l’avenir. »

logo du site quoicoree.com, un site sur la Corée du Sud